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Page:Groulx - Mes mémoires tome I, 1970.djvu/418

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mes mémoires

de mes études, lui ouvre tout un monde inconnu. En plus grande confidence, nous échangions nos rêves d’avenir. Et ces rêves, dans le décor agreste, si peuplé de nos souvenirs, se doublent de charme et d’illusions.

J’aimais mon frère pour un autre motif, celui-là plus élevé. Dans la famille, comme il arrive souvent aux aînés, il avait été le sacrifié. Surchargés de dettes et de redevances, nos parents, surtout depuis l’acquisition de la « terre du bois », ne peuvent se permettre que, de temps à autre, les frais d’engagés à gros salaire. Ce sera le rôle du fils aîné de les suppléer. Ce qui veut dire que, le printemps à l’époque des semailles, l’automne à l’époque des récoltes, parfois l’hiver au temps des battages, le malheureux enfant devra bel et bien renoncer à l’école, pour aider nos parents. Sur les dix mois de l’année scolaire, à peine lui en restera-t-il sept ou huit. Un jour ou l’autre, le travail fini, il reprendra son sac d’écolier, mais pour revenir à l’école en quel désarroi. Se remettre au point, rattraper les camarades, effort héroïque où il ne peut réussir qu’à demi. Ce sera pourtant son lot. Ses frères plus jeunes n’auront qu’à le vouloir pour ne jamais manquer un jour d’école ; tous, sauf un, ils iront au collège ; ses sœurs feront du couvent, pousseront leurs études aussi loin qu’il leur plaira. Lui, à quatorze ans, rentrera à la maison pour n’en plus sortir. Son rôle d’aîné consistera à bâtir l’avenir des autres. Rôle de la lambourde cachée qui soutient le foyer commun. Il travaillera sans salaire comme c’est alors la coutume ; il ne demandera que sa nourriture et ses habits, et quelques sous parfois pour ses sorties de garçon. De ce rôle de sacrifié, s’est-il jamais plaint ? Je ne le crois point. Je l’ai toujours vu d’humeur joyeuse, taquin au possible, aimant son travail, comme on savait l’aimer, en ces temps d’autrefois, alors que, derrière la charrue, la herse, ou sur le banc de la faucheuse, on gardait le goût de chanter.

Deux événements sont venus pourtant assombrir son humble existence. Lorsqu’il apprend ma décision pour le Grand Séminaire, il m’écrit ces petites lignes où se trahit une tristesse résignée : « Nous serons désormais séparés. Va quand même ton chemin. » Le port obligatoire de la soutane, je l’ai dit plus haut, m’empêche de travailler aux champs. C’en sera donc fini de nos longues causeries et de cette fraternité dans le travail qui ajoute tant à