Aller au contenu

Page:Groulx - Mes mémoires tome I, 1970.djvu/421

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
409
deuxième volume 1915-1920

Père Émond

Quatre ans plus tard, la mort revient nous frapper d’un troisième grand deuil. Père Émond — de son prénom William qu’il changera plus tard pour la traduction française de Guillaume — est né à Vaudreuil, à la Petite-Côte double, d’une famille de cultivateurs. Il a épousé notre mère à l’âge de vingt-cinq ans. Il l’avait connue fille, alors qu’elle servait chez Titi (Antoine) Campeau, en qualité d’engagée. Lui-même travaillait chez un voisin, David Pilon. Il avait bien connu Léon Groulx qui en avait fait son compagnon de travail aux États-Unis. Le jeune Guillaume inaugure sa vie par un acte de courage. En février 1879, il épouse la veuve de son ami qui lui apporte quatre enfants en bas âge. Son deuxième acte de courage, il le pose trois ans à peine plus tard : pour une somme énorme, à l’époque, il achète la « terre du bois ». Acte d’audace qui, dans l’entourage du jeune ménage paraîtra extravagant, presque insensé. Comment se sont-ils déterminés à cet achat ? Lequel des deux, de lui ou d’elle, en a eu l’idée, a pris les devants, a emporté la décision ? Les deux époux, très attachés l’un à l’autre, n’ont jamais connu que l’entente harmonieuse ; ils s’opposent pourtant par quelque différence de caractère. Père Émond incarne, dans la famille, ce que je pourrais appeler, le progressisme ; il ne craint pas la hardiesse, le risque ; il aime les nouveautés, les machines neuves, les méthodes nouvelles. Notre mère personnifie plutôt la prudence, le conservatisme ; à l’idéalisme trop prompt de son conjoint, elle oppose, sans esprit rétrograde, le frein, l’esprit de calcul, le sens pratique. Il en résulte de petites controverses assez opiniâtres, qui, enfants, ne laissent pas de nous amuser. Quand père Émond, tenté par l’achat d’une voiture, d’une machine agricole, par les beaux contes de quelque hâbleur de passage, paraît en voie de succomber, le premier mouvement de notre mère est de se dresser en barrage. Et chacun sait qu’à bout d’arguments, elle évoquera l’épouvantail toujours victorieux : « Nos paiements ! » Elle prononçait : peillements, ce qui semblait plus énergique. Elle désirait tant en finir avec les périlleuses échéances, rendre enfin libre le bien familial, nous