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Notre Maître, Le Passé

Pendant longtemps, sur la terre de Jean Grou, le souvenir de l’héroïque fait d’armes s’est conservé. Aujourd’hui encore les Desnoyers dits Lajeunesse qui, depuis deux cents ans au-delà, ont remplacé sur son lot le cordonnier normand, retiennent la vieille histoire lointaine. « Il n’y a pas si longtemps », nous disent-ils en nous montrant un des talus de la coulée, « la charrue déterrait ici des ossements ». Et ils ajoutent : « Que de fois, les grands-parents, pour nous rappeler à l’obéissance, nous ont jeté cette menace : « Prenez garde ! les Iroquois vont se lever du fond de la coulée. »


La coulée de Jean Grou roule toujours ses eaux comme autrefois, ombragée maintenant de frênes nostalgiques. Tranquille et profonde, elle décrit autour de la maison une courbe d’ombre. L’autre jour, dans cette atmosphère de souvenirs, au sein de cette nature sereine et douce, qui laisse si peu soupçonner une histoire tragique, j’ai essayé de recomposer le paysage de jadis, celui qu’ont porté dans leurs yeux la vieille aïeule Anne Goguet et l’ancêtre Jean Grou ; j’ai essayé de me représenter leurs figures effacées, la sienne à lui surtout que tant de fois j’ai voulu ressaisir dans les traits persistants de la lignée de ses descendants. J’ai donc recomposé le défriché au bord de l’eau, la maison blanchie au centre, dans le cadre énergique des labeurs ardents ; j’ai vu les enfants, moins hauts que les grains, jouant dans la coulée, simulant peut-être des combats, pendant qu’arrive jusqu’à eux, de la fenêtre prochaine, la douceur d’une ballade normande ; j’ai vu ensuite le défricheur, le fondateur du foyer et de la famille, énergique, haut, bien fait, menant ses bœufs dans les sillons de la terre neuve, rêvant au blé futur ; je