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LE SURVENANT

chevaux-là avant de les passer aux gens du Chenal…

Mais au cœur d’Angélina, le temps ne filait pas vite. Les minutes avaient la durée des heures. Pourquoi le Survenant s’attardait-il ainsi auprès de la gypsy ? Si la première passante peut, d’un regard en coulisse, d’un sourire effronté, d’un déhanchement exercé, retenir un homme, ce rien-que-ça a donc tant de prix à ses yeux ? À quoi sert alors à une fille qui ne l’a pas en partage d’être sage, dévouée, fidèle à son devoir ?

Angélina ne comprenait plus rien. Ce qu’elle avait toujours cru une honte, une servitude, une pauvreté du corps, le Survenant en parlait comme d’une richesse ; une richesse se complétant d’une richesse semblable cachée en un autre être, quoi ? Ses yeux s’ouvraient à la vie. Maintenant, la richesse lui apparaissait partout dans la nature. C’est donc elle la beauté qui épanouit une fleur sur la tige, à côté d’une corolle stérile ? Et encore elle, la joie qui donne à un oiseau son chant, à l’aurore, près d’un oiseau silencieux et caduc, sur la branche ? Est-ce elle la nostalgie qui rend plus farouche la louve solitaire et la retient sur la sente où son compagnon succomba au piège de l’homme ? C’est elle qui, par les nuits trop douces, pousse la bête à clamer en hurlements à la lune la peine et l’inquiétude en ses flancs ? Mais pourquoi les uns en possèdent-ils le don et d’autres