Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, II.djvu/103

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Il va, et partout derrière lui il se fait une grande ruine, la terre est calcinée, l’herbe ne repousse plus, la cendre vole aux vents, les fleuves sont encombrés de morts, le sang rougit la neige des montagnes.

Les hommes meurent à ses côtés et tendent des bras suppliants vers lui, mais le poitrail de son cheval renverse les pyramides, et ses pas broient les villes ; il va.

Et l’on n’entend plus derrière lui qu’un grand soupir, qu’un dernier râle, on palpite encore, l’incendie n’a plus que sa fumée, les cadavres pourrissent, les os sont blanchis par les pluies d’orage ; il va.

En vain il a rencontré le hameau où il naquit, la cabane où sa mère le mit au jour ; il a brûlé la moisson, il a renversé le toit de son père ; il a passé et l’on n’a plus vu qu’une longue trace de sang. Il a mis des chaînes aux peuples qu’il a vaincus ! puis il a dit : « je reviendrai », et il est parti, et ils sont tous morts dans la servitude, voilà les fers qui sont rouillés et les squelettes qui craquent aux vents.

Il a tout détruit, est-ce qu’il ne veut faire de la terre qu’un vaste tombeau pour y enfermer son nom ? Ne s’arrêtera-t-il jamais ? Il a usé vingt générations à le suivre, et il va toujours, il va si vite que les aigles ne le peuvent suivre et que les vautours n’ont pas le temps de finir leur large festin ; son manteau flotte au vent, son épée est cassée, il bat son cheval avec son sceptre, et il lui enfonce les talons dans le ventre ; la crinière de son coursier est hérissée, l’écume blanchit sa bouche, son sabot est tout usé, il lève la tête pour humer la vapeur du sang.

Jamais il ne s’arrête, jamais un regard vers le passé, car la tête en avant et fronçant le sourcil, son œil dévore l’horizon, il marche à grands pas dans l’avenir et rêve les conquêtes d’un autre monde ; il a un démon ailé qui vole devant lui et lui crie, avec la voix des armes qui s’entrechoquent : « Encore, encore