Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, II.djvu/139

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aucun sentiment humain ne scintille de sa prunelle, c’est déjà quelque chose de l’impassibilité du tombeau. Ainsi, placé sur son lit de mort et dans l’orgie jusqu’au cou, calme entre le tombeau et la débauche, il semblait être la statue de la dérision, ayant pour piédestal une cuve et regardant la mort face à face.

Tout s’agite maintenant, tout tourne et vacille dans cette ivresse dernière ; le monde danse au chevet de mort de Mathurin. Au calme heureux des premières libations succèdent la fièvre et ses chauds battements, elle va augmentant toujours, on la voit qui palpite sous leur peau, dans leurs veines bleues gonflées ; leurs cœurs battent, ils soufflent eux-mêmes, on entend le bruit de leurs haleines et les craquements du lit qui ploie sous les soubresauts du mourant.

Il y a dans leur cœur une force qui vit, une colère qu’ils sentent monter graduellement du cœur à la tête ; leurs mouvements sont saccadés, leur voix est stridente, leurs dents claquent sur les verres ; ils boivent, ils boivent toujours, dissertant, philosophant, cherchant la vérité au fond du verre, le bonheur dans l’ivresse et l’éternité dans la mort. Mathurin seul trouva la dernière.

Cette dernière nuit-là, entre ces trois hommes, il se passa quelque chose de monstrueux et de magnifique. Si vous les aviez vus ainsi épuiser tout, tarir tout, exprimer les saveurs des plus pures voluptés, les parfums de la vertu et l’enivrement de toutes les chimères du cœur, et la politique, et la morale, la religion ; tout passa devant eux et fut salué d’un rire grotesque et d’une grimace qui leur fit peur, la métaphysique fut traitée à fond dans l’intervalle d’un quart d’heure, et la morale en se soûlant d’un douzième petit verre. Et pourquoi pas ? si cela vous scandalise, n’allez pas plus loin, je rapporte les faits. Je continue, je vais aller vite, dans le dénombrement épique de toutes les bouteilles bues.