Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, II.djvu/171

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l’actrice seule était sur le devant de la scène, et sa poitrine, d’où sortait des notes précipitées, se baissait et montait en palpitant, le rythme poussait sa voix au galop et l’emportait dans un tourbillon mélodieux, les roulades faisaient onduler son cou gonflé, comme celui d’un cygne, sous le poids de baisers aériens ; elle tendait des bras, criait, pleurait, lançait des éclairs, appelait quelque chose avec un inconcevable amour, et, quand elle reprenait le motif, il me semblait qu’elle arrachait mon cœur avec le son de sa voix pour le mêler à elle dans une vibration amoureuse.

On l’applaudissait, on lui jetait des fleurs, et, dans mon transport, je savourais sur sa tête les adorations de la foule, l’amour de tous ces hommes et le désir de chacun d’eux. C’est de celle-là que j’aurais voulu être aimé, aimé d’un amour dévorant et qui fait peur, un amour de princesse ou d’actrice, qui nous remplit d’orgueil et vous fait de suite l’égal des riches et des puissants ! Qu’elle est belle la femme que tous applaudissent et que tous envient, celle qui donne à la foule, pour les rêves de chaque nuit, la fièvre du désir, celle qui n’apparaît jamais qu’aux flambeaux, brillante et chantante, et marchant dans l’idéal d’un poète comme dans une vie faite pour elle ! elle doit avoir pour celui qu’elle aime un autre amour, bien plus beau encore que celui qu’elle verse à flot sur tous les cœurs béants qui s’en abreuvent, des chants bien plus doux, des notes bien plus basses, plus amoureuses, plus tremblantes ! Si j’avais pu être près de ces lèvres d’où elles sortaient si pures, toucher à ces cheveux luisants qui brillaient sous des perles ! Mais la rampe du théâtre me semblait la barrière de l’illusion ; au-delà il y avait pour moi l’univers de l’amour et de la poésie, les passions y étaient plus belles et plus sonores, les forêts et les palais s’y dissipaient comme de la fumée, les sylphides descendait des cieux, tout chantait, tout aimait.