Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, II.djvu/210

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Elle fit une pause et reprit :

— Comme tu es beau, mon ange ! tu es beau comme le jour ! embrasse-moi donc, aime-moi ! un baiser, un baiser, vite !

Elle se suspendit à ma bouche et, roucoulant comme une colombe, elle se gonflait la poitrine du soupir qu’elle y puisait.

— Ah ! mais pour la nuit, n’est-ce pas, pour la nuit, toute la nuit à nous deux ? C’est comme toi que je voudrais avoir un amant, un amant jeune et frais, qui m’aimât bien, qui ne pensât qu’à moi. Oh ! comme je l’aimerais !

Et elle fit une de ces inspirations de désir où il semble que Dieu devrait descendre des cieux.

— Mais n’en as-tu pas un ? lui dis-je.

— Qui ? moi ! est-ce que nous sommes aimées, nous autres ? est-ce qu’on pense à nous ? Qui veut de nous ? toi-même, demain, te souviendras-tu de moi ? tu te diras peut-être seulement : « Tiens, hier, j’ai couché avec une fille », mais brrr ! la ! la ! la ! (et elle se mit à danser, les poings sur la taille, avec des allures immondes). C’est que je danse bien ! tiens, regarde mon costume.

Elle ouvrit son armoire, et je vis sur une planche un masque noir et des rubans bleus avec un domino ; il y avait aussi un pantalon de velours noir à galons d’or, accroché à un clou, restes flétris du carnaval passé.

— Mon pauvre costume, dit-elle, comme j’ai été souvent au bal avec lui ! c’est moi qui ai dansé, cet hiver !

La fenêtre était ouverte et le vent faisait trembler la lumière de la bougie, elle l’alla prendre de dessus la cheminée et la mit sur sa table de nuit. Arrivée près du lit, elle s’assit dessus et se prit à réfléchir profondément, la tête baissée sur la poitrine. Je ne lui parlais pas non plus, j’attendais, l’odeur chaude