Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, II.djvu/228

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les gens difformes pouvaient mieux aimer que les autres, et que les natures rachitiques se raccrochaient à la vie par la volupté, je me suis donnée à des bossus, à des nègres, à des nains, je leurs fis des nuits à rendre jaloux des millionnaires, mais je les épouvantais peut-être, car ils me quittaient vite. Ni les pauvres, ni les riches, ni les beaux, ni les laids n’ont pu assouvir l’amour que je leur demandais à remplir ; tous, faibles, languissants, conçus dans l’ennui, avortons faits par des paralytiques que le vin enivre, que la femme tue, craignant de mourir dans les draps comme on meurt à la guerre, il n’en est pas un que je n’aie vu lassé dès la première heure. Il n’y a donc plus, sur terre, de ces jeunesses divines comme autrefois ! plus de Bacchus, plus d’Apollons, plus de ces héros qui marchaient nus, couronnés de pampres et de lauriers ! J’étais faite pour être la maîtresse d’un empereur, moi ; il me fallait l’amour d’un bandit, sur un rocher dur, par un soleil d’Afrique ; j’ai souhaité les enlacements des serpents, et les baisers rugissants que se donnent les lions.

À cette époque je lisais beaucoup ; il y a surtout deux livres que j’ai relu cent fois : Paul et Virginie et un autre qui s’appelait les Crimes des Reines. On y voyait les portraits de Messaline, de Théodora, de Marguerite de Bourgogne, de Marie Stuart et de Catherine II. « Être reine, me disais-je, et rendre la foule amoureuse de toi ! » Eh bien, j’ai été reine, reine comme on peut l’être maintenant ; en entrant dans ma loge je promenais sur le public un regard triomphant et provocateur, mille têtes suivaient le mouvement de mes sourcils, je dominais tout par l’insolence de ma beauté.

Fatiguée cependant de toujours poursuivre un amant, et plus que jamais en voulant à tout prix, ayant d’ailleurs fait du vice un supplice qui m’était cher, je suis accourue ici, le cœur enflammé comme si j’avais eu encore une virginité à vendre ; raffinée, je