Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, II.djvu/272

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imbécile qui ne sais pas comprendre un mot sans l’épeler, croire à une âme sans la sentir, et craindre un Dieu dont, semblable au Prométhée d’Eschyle, je brave les coups et que je méprise trop pour blasphémer.

IV

Souvent, en regardant le soleil, je me suis dit : « Pourquoi viens-tu chaque jour éclairer tant de souffrances, découvrir tant de douleurs, présider à tant de sottes misères ? »

Souvent, en me regardant moi-même, je me suis dit : « Pourquoi existes-tu ? pourquoi, puisque tu pleures, ne taris-tu pas tes larmes d’un seul coup qui serait sûr et infaillible, et dont Dieu lui-même ne pourrait empêcher la fatale conséquence ? »

Souvent, en regardant tous ces hommes qui marchent, qui courent les uns après un nom, d’autres après un trône, d’autres après un type idéal de vertu, toutes choses plus ou moins creuses et vides de sens, en voyant ce tourbillon, cette fournaise ardente, cet immonde chaos de joie, de vices, de faits, de sentiments, de matière et de passions : « Où tend tout cela ? sur qui va tomber toute cette fétide poussière ? et puisqu’un vent l’emporte toujours, dans le sein de quel néant va-t-il l’enfermer ? »

Plus souvent encore je me suis dit en regardant les bois, la nature si vantée, ce beau soleil qui se couche chaque soir, se lève chaque matin, qui brille aussi bien un jour de larmes qu’un jour de bonheur, en regardant les arbres, la mer, le ciel toujours étincelant de ses étoiles, que de fois je me suis dit alors, dans mon amer désespoir : « Pourquoi tout cela existe-t-il ? »