Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, II.djvu/63

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j’étais le maître ; elles étaient là avec des pieds d’argent qui foulaient le gazon, leur figure m’a souri, mais ce sourire était triste et leurs yeux pleuraient. Que m’ont-elles dit ? j’ai oublié toutes ces choses, qui m’ont ravi jusqu’au fond de l’âme ; et puis, quand la nuit est venue, et qu’on entendit les vautours sortir avec leurs cris féroces des antres de rocher, et que les chacals et les loups traînaient leurs pas sous les feuilles, et que les oiseaux avaient cessé de chanter sur les branches, tout fut noir ; les feuilles blanches du peuplier tremblaient au clair de lune. Alors j’eus peur, je me suis mis à trembler comme si j’allais mourir ou si la nuit allait m’ensevelir dans un monde de ténèbres, et pourtant mon carquois était garni, pourtant mon bras est fort, et ma cavale était là, marchant sur les feuilles sèches, elle qui fait des bonds comme une flèche sur un lac.

Et cette nuit, quand je ne dormais pas et que ma femme tenait encore ma main sur son cœur, et que les enfants dormaient comme elle, des désirs immodérés sont venus m’assaillir ; j’ai souhaité des bonheurs inconnus, des ivresses qui ne sont pas, j’aurais voulu dormir et rêver en paradis ! Il m’a semblé que mon cœur était étroit, et pourtant Haïta m’aime, elle a de l’amour pour moi plein toute son âme !

Un jour, je ne sais si c’est un songe ou si c’est vrai, les feuilles des arbres se sont enveloppées tout à coup, et j’ai vu une immense plaine rouge. Au fond, il y avait des tas d’or, des hommes marchaient dessus, ils étaient couverts de vêtements ; mon corps est nu, je me sens faible, la neige est tombée sur moi, j’ai froid, je pourrais, en mettant sur moi quelque chose, avoir toujours chaud. Quand je me regarde, je rougis ; pourquoi cela ?

D’autres femmes m’aimeraient peut-être davantage que Haïta… comment peut-on mieux aimer qu’elle ? Elle m’embrasse toujours avec le même amour !…