Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, III.djvu/182

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pour les autres, mais qui fut, dans leur vie à tous deux, le point suprême, l’apogée pathétique.

Ils tremblaient si fort qu’ils n’osèrent se regarder ni se parler pendant le premier relais, immobiles dans leur coin. Les autres personnes de l’intérieur ne savaient pas qu’ils voyageaient ensemble ; une fois cependant, pendant qu’on dormait, ils se tendirent la main et se la serrèrent. Ce ne fut qu’au Havre, seuls dans la chambre de leur hôtel, qu’ils commencèrent à respirer librement.

La vue s’étendait sur les bassins, tout remplis de navires dont les mâts rapprochés s’élevaient dans la brume ; ils se mirent sur leur balcon, à contempler ce spectacle, cherchant sans se le dire à deviner, parmi toutes ces voiles pliées, la voile qui se déplierait pour eux. En face de leurs fenêtres, de jeunes mousses jouaient dans les haubans d’une goélette ; sa banderole serpentait au vent, la marée, qui commençait à monter, refoulait jusque dans le port, et les vaisseaux, attachés par les câbles, tressaillaient comme impatients de partir au large ; les écluses lâchées cessaient leur grand bruit d’eau, dans la ville les lumières s’allumaient et brillaient à travers les cordages et les mâts, les voitures roulaient sur le pavé.

Ils ne descendirent pas dîner à table d’hôte, mais ils se firent servir dans leur chambre, ainsi que de nouveaux mariés en voyage.

Le soir, ils sortirent ; ils allèrent sur la jetée, la brise soufflait, le cinglage des vagues rejaillissait sur les pierres du parapet ; au loin, comme deux étoiles, le feu des phares brillait dans l’ombre ; de temps à autre une vague, qui se brisait sur un banc, dessinait une ligne grisâtre au milieu des ténèbres, puis elle disparaissait et une autre venait. Au refrain cadencé de cette mer sombre, ils se taisaient et se serraient l’un contre l’autre ; il faisait froid, le brouillard gras des nuits d’hiver leur glaçait la peau, Émilie s’enveloppait