Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, III.djvu/224

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donnait à ses épaules ! Il avait beau remonter dans tous ses souvenirs et chercher dans sa vie un événement quelconque où elle ne fût pas, une joie ou une douleur où elle ne se trouvât pas mêlée, partout il la retrouvait, de tous les côtés elle remplissait son existence, sa propre personnalité s’y perdait, il n’était plus qu’une ombre.

Où serait-il sans elle ? s’il ne l’eût pas rencontrée un jour, qu’aurait-il fait ? quelles péripéties différentes se seraient déroulées pour lui ? pourquoi l’avait-il tant aimée ? d’où venait cet ensorcellement de tous ses jours ? était-ce faiblesse de sa part ou force de l’autre côté ? Cependant il l’aimait encore, se disait-il, il le sentait comme on sent qu’on respire ; mais, s’il continuait à l’aimer, pourquoi donc en doutait-il parfois et éprouvait-il toutes ces angoisses ? Alors il tâchait de les bannir et de se remettre à l’adorer avec toutes ses anciennes émotions, ses pudeurs d’autrefois, tous les tressaillements de la première floraison.

Puis il avait des retours d’ardeur comme en ont les vieillards, âcres, violents, dernière gorgée de la coupe que l’on avale en désespérés, dernière flamme de l’orgie du cœur qui couronne son dernier excès ; il s’y livrait tout entier et s’excitait à l’ivresse, puisant même dans ses sujets de dégoût ou d’ennui des irritations nouvelles ; ce qui l’avait désolé le charmait, ce qui l’avait refroidi l’embrasait, plus elle lui avait semblé banale, connue, plus son amour l’avait fatigué la veille, et plus, en se plongeant dans ce passé rajeuni, il voulait en tirer des joies inconnues et des délires non éprouvés. Tout en étreignant sur lui ce corps de femme, espérant chaque fois qu’une volupté d’une autre nature en surgirait peut-être, ou bien se précipitant dans la même pour la trouver plus profonde, des désirs monstrueux envahissaient son âme. Il eût voulu que des formes d’un autre monde arrivassent aussitôt pour satisfaire ses appétits nouveaux,