Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, III.djvu/254

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longeaient les unes après les autres. Fatigué, irrité par elles, il usait cependant toutes les forces de son esprit à tâcher de les comprendre, et il implorait au hasard une puissance inattendue, qui puisse le mettre en rapport avec les secrets révélés par cette voix et l’initier à ce langage plus muet pour lui qu’une porte fermée. Mais rien ne se fit, rien n’arriva, malgré les soubresauts de son intelligence pour descendre dans cet âme ; le vent soufflait, le vent bruissait, le chien hurlait.

Puis il se rappela qu’un jour — oh ! qu’il y avait longtemps ! — il était venu sur ce pont et qu’il avait désiré mourir. Était-ce là ce que voulait dire la bête funèbre qui tournait autour de lui ? Qu’y avait-il donc de caché dans la rivière pour qu’elle en parcourût sans cesse le bord en se dirigeant toujours, il semblait, de la source à l’embouchure, comme pour montrer quelque chose qui aurait coulé dessus, qui serait descendu ? N’était-ce pas Lucinde ? grand Dieu ! était-ce elle ? serait-ce elle, noyée, perdue sous le torrent ? si jeune ! si belle ! morte ! morte ! Et plongeant ses regards dans les ténèbres, au loin, bien avant, il s’attendait à voir… il la voyait avec sa robe blanche, sa longue chevelure blonde épandue, et les mains en croix sur la poitrine, qui s’en allait doucement au courant, portée sur les ondes ; elle était peut-être là, à cette place, ensevelie sous l’eau froide, couchée au fond du fleuve, sur les cailloux verts ! « Est-ce là ce que tu veux dire, avec ta voix qui pleure comme si tu hurlais sur un tombeau ? » Et il se figurait son cadavre, la bouche entr’ouverte, les yeux fermés.

Les nuages s’ouvrirent, et la lune, se dégageant de leurs flocons grisâtres, apparut sur un fond du ciel bleu sombre bordé de nuées noires ; elles couraient vite et s’amoncelaient les unes sur les autres au haut du ciel ; la lune montait en suivant sa course, quelquefois un de ses rayons tombait sur la rivière ou bien faisait