Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, III.djvu/277

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senter à la maîtresse de la maison, il le mène partout, c’est son bien, sa bête, sa chose ; il a grand soin de lui recommander de venir en casquette et de garder ses mains sales, afin qu’on voie bien qu’il est prolétaire et qu’il fait des chaussures ; il l’a même engagé à coudre son cahier de poésies avec du ligneul ; j’ai su aussi qu’il lui conseillait de mettre quelques fautes de français aux plus beaux endroits, afin qu’on les en admirât davantage ; il est à la mode, lui et son poète, on l’invite partout, voilà comme il se pousse. Quand il aura traîné ce pauvre homme de salons en salons, et qu’il ne saura plus qu’en faire, il le plantera là tout net, et il faudra que le cordonnier se remette à coudre des bottes, pourvu que la vanité, la misère et le désespoir en dernier lieu ne l’aient pas fait crever d’ici là, ce qui arrivera à coup sûr.

— Quel est donc ce monsieur qui parle si bien ? demanda Jules à son voisin de droite en lui désignant son voisin de gauche.

— Ce monsieur est un helléniste, lui répondit-on, qui ne conçoit pas que l’on puisse écrire un article de mode ou réciter une fable si l’on ne sait à fond au moins deux langues anciennes et une demi-douzaine de modernes ; il a fait un roman de mœurs bourré d’érudition, que personne n’a lu, mais il s’en console en relevant les anachronismes de ceux qu’on lit, et en riant sur le compte de leurs auteurs qui ont employé une foule de mots dont ils ne connaissaient pas l’étymologie ou la racine.

L’homme obligeant qui donnait ce renseignement à Jules était un jeune dandy, jaloux du bruit que faisait le prolétaire qui captait en ce moment l’admiration des dames, et non moins envieux de la science du savant, qui quelquefois l’humiliait devant les hommes.

« Et moi-même, se demanda Jules, après avoir cherché au fond de sa conscience la cause des répul-