Page:Gustave Flaubert - Œuvres de jeunesse, III.djvu/279

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d’eux-mêmes, que l’on s’est oublié complètement et que l’on ne se reverra jamais.

Il est un âge où l’on aime tous les vins, où l’on adore toutes les femmes ; alors, assis devant la vie comme autour d’un festin, on chante tous ensemble dans la joie de son cœur, les convives ont la même gaieté et la même ivresse ; mais une heure arrive où chacun prend sa bouteille, choisit sa femme et s’enfuit chez lui, puis d’autres viennent boire aux mêmes illusions et se griser des mêmes espérances.

Si les attachements du passé nous apparaissaient tout à coup en face de l’isolement de l’heure présente, nous aurions plus horreur des autres que de nous-mêmes, et qu’est-ce que nous déplorerions davantage ou de l’abandon de tout ce qui nous a quittés ou de la dureté que nous avons mise à n’en plus vouloir ?

Autrefois Jules avait beaucoup d’amis, avec lesquels il causait littérature ; à peine maintenant s’il pouvait trouver quelqu’un qui fût de son avis pendant cinq minutes ; il n avait pas le courage d’exposer ses idées devant des gens qui ne les partageaient pas, et, quant à ceux qui les entendaient, il aurait eu encore tant de choses à leur ajouter qu’il s’abstenait d’ouvrir la bouche. La discussion lui était devenue impossible, il n’y avait à son usage de mode de transmission psychologique que l’expansion, la communication directe, l’inspiration simultanée ; il voulait que ce qui sortait de lui-même et que ce qui tâchait d’y entrer arrivât à la manière du son, qui s’accepte sans qu’on le raisonne, que l’on perçoit dès qu’il se produit ; la justesse d’une note ne se critique pas, on ouvre l’oreille et l’on en a de suite conscience.

Plus il allait et moins il découvrait chez les autres de rapports avec lui-même. Lorsqu’il dînait au restaurant avec un ami, l’ami choisissait toujours des plats qui n’étaient point de son goût et voulait du bordeaux lorsqu’il aurait désiré du bourgogne. La coupe de sa