Page:Guy de Maupassant - Clair de lune.djvu/30

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Il se nommait Jean, était marié, père de cet enfant qui fut mon trisaïeul, et il habitait avec son frère cadet, François d’Arville, notre château de Lorraine, en pleine forêt.

François d’Arville était resté garçon par amour de la chasse.

Ils chassaient tous deux d’un bout à l’autre de l’année, sans repos, sans arrêt, sans lassitude. Ils n’aimaient que cela, ne comprenaient pas autre chose, ne parlaient que de cela, ne vivaient que pour cela.

Ils avaient au cœur cette passion terrible, inexorable. Elle les brûlait, les ayant envahis tout entiers, ne laissant de place pour rien autre.

Ils avaient défendu qu’on les dérangeât jamais en chasse, pour aucune raison. Mon trisaïeul naquit pendant que son père suivait un renard, et Jean d’Arville n’interrompit point sa course, mais il jura : « Nom d’un nom, ce gredin-là aurait bien pu attendre après l’hallali ! »

Son frère François se montrait encore plus emporté que lui. Dès son lever, il allait voir les chiens, puis les chevaux, puis il tirait des oiseaux autour du château jusqu’au moment de partir pour forcer quelque grosse bête.

On les appelait dans le pays M. le Marquis et M. le Cadet, les nobles d’alors ne faisant point, comme la noblesse d’occasion de notre temps, qui veut établir dans les titres une hiérarchie descendante ; car le fils d’un marquis n’est pas plus comte, ni le fils d’un vicomte baron, que le fils d’un général n’est colonel de naissance. Mais la vanité mesquine du jour trouve profit à cet arrangement.

Je reviens à mes ancêtres.

Ils étaient, paraît-il, démesurément grands, osseux, poilus, violents et vigoureux. Le jeune, plus haut encore que l’aîné, avait une voix tellement forte que, suivant une légende dont il était fier, toutes les feuilles de la forêt s’agitaient quand il criait.

Et lorsqu’ils se mettaient en selle tous deux pour partir en chasse, ce devait être un spectacle superbe de voir ces deux géants enfourcher leurs grands chevaux.

Or, vers le milieu de l’hiver de cette année 1764, les froids furent excessifs et les loups devinrent féroces.