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qu’elle éprouvait des étouffements avait parlé d’hypertrophie. Depuis lors ce mot, dont elle ne comprenait guère la signification, s’était établi dans sa tête. Elle faisait tâter obstinément au baron, à Jeanne ou à Rosalie son cœur que personne ne sentait plus, tant il était enseveli sous la bouffissure de sa poitrine ; mais elle refusait avec énergie de se laisser examiner par aucun nouveau médecin, de peur qu’on lui découvrît d’autres maladies ; et elle parlait de « son » hypertrophie à tout propos et si souvent qu’il semblait que cette affection lui fût spéciale, lui appartînt comme une chose unique sur laquelle les autres n’avaient aucun droit.

Le baron disait « l’hypertrophie de ma femme », et Jeanne « l’hypertrophie de maman », comme ils auraient dit « la robe, le chapeau, ou le parapluie ».

Elle avait été fort jolie dans sa jeunesse et plus mince qu’un roseau. Après avoir valsé dans les bras de tous les uniformes de l’Empire, elle avait lu Corinne qui l’avait fait pleurer ; et elle était demeurée depuis comme marquée de ce roman.

À mesure que sa taille s’était épaissie, son âme avait pris des élans plus poétiques ; et quand l’obésité l’eut clouée sur un fauteuil, sa pensée vagabonda à travers des aventures tendres dont elle se croyait l’héroïne. Elle en avait des préférées qu’elle faisait toujours revenir dans ses rêves, comme une boîte à musique dont on remonte la manivelle répète interminablement le même air. Toutes les romances langoureuses où l’on parle de captives et d’hirondelles lui mouillaient infailliblement les paupières ; et elle aimait même certaines chansons grivoises de Béranger à cause des regrets qu’elles expriment.