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L’ÉDUCATION MORALE.

qu’on imagine et construit à sa guise. La faculté de généraliser, si grande chez les enfants, et tant de fois remarquée, vient de ce qu’ils aperçoivent beaucoup mieux les ressemblances que les différences. Pour le mien, qui a deux ans et demi, tout fruit est une pomme, toute couleur qui attire ses yeux est rouge, parce que le rouge est essentiellement la couleur voyante. Couché dans son berceau, il me dit en me montrant le fond du lit, puis le rebord : ceci est la route, et ceci est le fossé ; il imagine ces choses de lui-même, sans qu’on lui ait fait faire jamais un tel jeu. C’est qu’il est entraîné par des analogies superlicielles, et avec une telle force que bientôt il ne voit plus les différences ; je suis persuadé qu’en s’endormant il se croit couché au beau milieu de la route blanche, avec les fossés à droite et à gauche. Les enfants se trompent aussi constamment sur les personnes. Si un objet a été brisé et que je demande à mon garçonnet : qui a brisé cela ? il me répond presque toujours : Bébé. C’est qu’en général c’est lui qui fait les maladresses. D’ailleurs, il est le centre du monde à ses yeux, et il est porté à se considérer non seulement comme la fin, mais aussi comme la cause de tout ce qui s’y fait.

L’imagination, avons-nous dit, commence par une confusion involontaire d’images qui, d’abord inconsciente, devient consciente en se redressant, cause un certain plaisir, et ensuite est recommencée volontairement, pour jouer. Le jeu de l’imagination a été d’abord une erreur. Je ne saurais mieux le comparer qu’à une chute douce, sans douleur, qui amuse, et qui, après avoir été un accident, devient un jeu. Combien les enfants aiment à se rouler dans la mousse !

La fiction est naturelle aux enfants. C’est une erreur de dire qu’en général ils mentent artificiellement pour échapper par exemple à une punition. Le mensonge est le plus souvent le premier exercice de l’imagination, la première invention, le germe de l’art. L’enfant de deux ans et demi que j’observe se ment à lui-même, se raconte à haute voix des histoires dans lesquelles il retourne la réalité, la corrige, s’y donne en général une meilleure place que celle qu’il y a réellement. Tout à l’heure il se disait à lui-même : « Papa parle mal, il dit : sévette ; bébé parle bien, il dit : serviette. » Naturellement, c’était le contraire qui avait eu lieu et qui avait donné occasion à une remontrance. Toute la journée l’enfant invente