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L’ÉDUCATION MORALE.

nait ainsi une véritable hallucination, elle donnait lieu à un dédoublement de la personnalité comme celui qu’on observe chez certains malades. Aujourd’hui, nous ne sentons plus de démon en nous, nous ne devons plus en sentir ; nous devons dire hautement que les prétendus « possédés du mal » sont des impuissants ou des malades, les gens sains sont bons ; l’homme ὑγιής est le véritable ἄγιος. En morale comme en religion, l’idée de salut est l’idée essentielle ; elle n’a pas besoin, pour subsister, d’être considérée comme le simple corollaire de l’idée de péché. On peut concevoir le salut sans le péché, ce qui n’a rien de contradictoire ; et après tout c’est sur l’idée de salut qu’a insisté Jésus, bien plus que sur celle de péché : ce qu’il y a de plus imparfait et de moins humain dans l’Évangile, c’est ce qui a rapport au péché même. Le sentiment du péché renferme sans doute un élément très respectable : le scrupule, la conscience endolorie et troublée au moindre écart de son idéal ; mais il ne faut pas que cette douleur intérieure grandisse au point d’emplir la vie entière et de donner naissance à un vrai pessimisme moral. S’il est bon de se défier de soi, il est bon aussi de croire en ses propres forces ; le sentiment trop intense du péché peut arriver à une sorte de paralysie morale. On se lie soi-même à ce dont on a peur, on est attiré par l’objet redoutable qu’on fixe ; la nature humaine se pervertit elle-même en affirmant son irrémédiable perversion. Bien supérieure sous ce rapport aux morales religieuses dérivées du christianisme ou du brahmanisme est la morale laïque de Confucius, dont le caractère original est l’affirmation cent fois répétée de la bonté de la nature humaine chez l’homme normal. Contestable physiologiquement, la doctrine est utile pour la suggestion éducative : « Je dis que la nature humaine est bonne, écrit Meng-Tseu ;… il n’est aucun homme qui ne soit naturellement bon, comme il n’est aucune eau courante qui ne suive sa pente naturellement... Le cœur est le même chez tous les hommes. Ce que le cœur de l’homme a de commun et de propre à tous, qu’est-ce donc ? C’est ce qu’on appelle la raison naturelle, l’équité naturelle… L’équité naturelle plaît à notre cœur comme ce qui est succulent à notre bouche… Le genre humain créé par le ciel a reçu à la fois en partage la faculté d’agir et la règle de ses actions. » La philosophie moderne, tout en rétablissant la part de l’hérédité, doit revenir en une certaine mesure à l’antique sagesse de la Chine ; débarrasser