Page:Guyau - Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction.djvu/172

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
162
DERNIERS ÉQUIVALENTS POSSIBLES DU DEVOIR.

que la forme des choses ; l’être moral qui est toujours un métaphysicien spontané ou réfléchi, façonne le fond même des choses, arrange l’éternité sur le modèle de l’acte d’un jour qu’il conçoit, et il donne ainsi à cet acte, qui sans cela semblerait suspendu en l’air, une racine dans le monde de la pensée.

Le noumène, au sens moral et non purement négatif, c’est nous qui le faisons ; il n’acquiert de valeur morale qu’en vertu du type sur lequel nous nous le représentons : c’est une construction de notre esprit, de notre imagination métaphysique.

Dira-t-on qu’il y a quelque enfantillage dans cet effort pour assigner un type et une forme à ce qui est par essence sans forme et sans prise ? — Cela est possible, à un point de vue étroitement scientifique. Il y a toujours dans l’héroïsme quelque naïveté simple et grandiose. Dans toute action humaine il existe une part d’erreur, d’illusion ; peut-être cette part va-t-elle augmentant à mesure que l’action sort de la moyenne. Les cœurs les plus aimants sont ceux qui sont le plus trompés ; les génies les plus hauts sont ceux où l’on relève le plus d’incohérences ; les martyrs ont été le plus souvent des enfants sublimes. Que d’enfantillages dans les idées des alchimistes, qui ont pourtant fini par créer une science ! C’est en partie par suite d’une erreur que Christophe Colomb a découvert l’Amérique. On ne peut pas juger les théories métaphysiques sur leur vérité absolue qui est toujours invérifiable ; mais un des moyens de les juger, c’est d’apprécier leur fécondité. Ne leur demandez pas alors d’être vraies, indépendamment de nous et de nos actions, mais de le devenir. Une erreur féconde peut être plus vraie en ce sens, au point de vue de l’évolution universelle, qu’une vérité trop étroite et stérile. Il est triste, dit quelque part M. Renan, de songer que c’est M. Homais qui a raison, et qu’il a