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LA SANCTION MORALE ET LA JUSTICE DISTRIBUTIVE.

il ne peut s’enlever lui-même cette sorte de titre naturel que tout être sentant croit avoir au bonheur final. Tant que les êtres librement ou fatalement mauvais persévéreront à vouloir le bonheur, je ne vois pas quelle raison on peut invoquer pour le leur retirer.

— Il y a, direz-vous, cette raison, suffisante à elle seule, qu’ils sont mauvais. — Est-ce donc seulement pour les rendre meilleurs que vous avez recours à la souffrance ? Non ; ce n’est là pour vous qu’un but secondaire, qui pourrait être atteint par d’autres moyens ; votre but principal est de produire chez eux l’expiation, c’est-à-dire le malheur sans utilité et sans objet. Comme si ce n’était pas assez pour eux d’être méchants ! Nos moralistes en sont encore à l’arbitraire distribution que semble admettre l’Évangile : « À ceux qui ont déjà il sera donné encore, et à ceux qui n’ont rien il sera enlevé même le peu qu’ils possèdent. » L’idée chrétienne de grâce serait cependant acceptable à une condition : c’est d’être universalisée, étendue à tous les hommes et à tous les êtres ; on en ferait par là même, au lieu d’une grâce, une sorte de dette divine ; mais ce qui choque profondément dans toute morale empruntée de près ou de loin au christianisme, c’est l’idée d’une élection, d’un choix, d’une faveur, d’une distribution de la grâce. Un dieu n’a pas à choisir entre les êtres pour voir ceux qu’il veut finalement rendre heureux ; même un législateur humain, s’il prétendait donner une valeur absolue et vraiment divine à ses lois, serait forcé aussi de renoncer à tout ce qui rappelle une a élection, » une « préférence, » une prétendue distribution et sanction. Tout don partiel est nécessairement aussi partial, et sur la terre comme au ciel il ne saurait y avoir de faveur.