Page:Guyau - Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction.djvu/60

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
50
DIVERS ESSAIS POUR JUSTIFIER L’OBLIGATION.

animée, qu’elle palpite et respire, que c’est un cœur immense dont on voit le soulèvement puissant et tumultueux ; mais ce qui en elle désespère, c’est que tout cet effort, toute cette vie ardente est dépensée en pure perte ; ce cœur de la terre bat sans espoir ; de tout ce heurt, de tout ce trépignement des vagues, il sort un peu d’écume égrenée par le vent.

Je me rappelle qu’un jour, assis sur le sable, je regardais venir vers moi la foule mouvante des vagues : elles arrivaient sans interruption du fond de la mer, mugissantes et blanches ; par-dessus celle qui mourait à mes pieds, j’en apercevais une autre, et plus loin derrière celle-là, une autre, et plus loin encore, une multitude ; enfin, aussi loin que ma vue pouvait s’étendre, je voyais tout l’horizon se dresser et se mouvoir vers moi : il y avait là un réservoir de forces infini, inépuisable ; comme je sentais bien l’impuissance de l’homme à arrêter l’effort de tout cet océan en marche ! Une digue pouvait briser un de ces flots, elle en pouvait briser des centaines et des milliers ; mais qui aurait le dernier mot, si ce n’est l’immense et l’infatigable océan ? Et je croyais voir dans cette marée montante l’image de la nature entière assaillant l’humanité qui veut en vain diriger sa marche, l’endiguer, la dompter. L’homme lutte avec courage, il multiplie ses efforts, par moments il se croit vainqueur ; c’est qu’il ne regarde pas assez loin et qu’il ne voit pas venir du fond de l’horizon les grandes vagues qui tôt ou tard doivent détruire son œuvre et l’emporter lui-même. Dans cet univers où les mondes ondulent comme les flots de la mer, ne sommes-nous pas entourés, assaillis sans cesse par la multitude des êtres ? La vie tourbillonne autour de nous, nous enveloppe, nous submerge : nous parlons d’immortalité, d’éternité ; mais il n’y a