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DIVERS ESSAIS POUR JUSTIFIER L’OBLIGATION.

thaginois sacrifiaient leurs enfants est pour nous un objet d’horreur ; peut-être avons-nous gardé dans notre cœur quelque idole d’airain, à la domination de laquelle échapperont nos descendants. Déjà le droit a été fortement mis en suspicion de notre siècle ; les socialistes ont soutenu qu’il n’y avait pas de droit contre la pitié, et on ne peut guère de nos jours maintenir le droit qu’à condition de lui donner une extension nouvelle et de le confondre presque avec le principe de la fraternité. Peut-être, par une évolution contraire, le devoir doit-il se transformer et se confondre de plus en plus avec le développement normal et régulier du moi. Ne faisons-nous pas encore le devoir à l’image de notre société imparfaite ? Nous nous le figurons souillé de sang et de larmes. Cette notion encore barbare, nécessaire de nos jours, est peut-être destinée à disparaître. Le devoir répondrait alors à une époque de transition.

Tels sont les doutes qu’un scepticisme entier peut apposer à ce demi-scepticisme caché sous la foi qui invoque les nécessités sociales. La question demeure pendante, et la foi n’en peut sortir que par une sorte de pari. En fait, la doctrine de la foi morale, — du devoir librement accepté par la volonté, de l’incertitude tranchée par un coup d’énergie intérieure. — rappelle, comme on l’a dit, le pari de Pascal. Seulement, ce pari ne peut plus avoir de mobiles comme ceux de Pascal. Nous sommes sûrs, de nos jours, que Dieu, s’il existe, n’est point l’être vindicatif et cruel que se figurait Port-Royal ; son existence serait nécessairement pour moi un avantage, et je la souhaite de tout mon cœur tout en pariant contre ; quoique improbable à mes yeux, elle reste infiniment désirable : ce n’est pas une raison pour lui sacrifier toute ma vie.

On a assez longtemps accusé le doute d’immoralité,