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la vie individuelle et sociale dans l’art.

lisant, je ne puis m’empêcher de penser à Pierre Loti : à travers ces lignes le plus souvent sèches, on entrevoit les mêmes visions qui passent dans Pêcheur d’Islande ; on devine l’inguérissable nostalgie du marin qui s’attache à chaque coin de terre où il séjourne, s’en fait une patrie, et ensuite ne se trouve plus chez lui nulle part, même au pays natal, ayant éparpillé de son cœur sur toute la surface du globe. « Le départ du Pola, qui nous laisse ici, rompt l’unique lien qui nous rattachait encore à la patrie. Nous voilà seuls, pour toute une année, isolés dans la mer du Groenland. Nul journal, nulle lettre ne peut plus nous parvenir. Nous ne devons plus avoir d’autre pensée et, par conséquent, pas d’autre distraction que le travail. Désormais nous serons soutenus par l’idée que le fidèle accomplissement de notre tâche ajoutera un nouveau maillon à la grande chaîne du savoir humain… (1er janvier 1883.) » — L’hiver passé : — « Adieu, San-Mayen (c’est le nom de l’île où l’expédition scientifique a hiverné)… Après nous il viendra d’autres hommes pourvus d’instruments meilleurs, comme nous sommes venus prendre la place des sept Hollandais qui, il y a deux cent cinquante ans, ont payé de leur vie leur tentative d’hivernage. Pour nous, une année de travail heureux est écoulée. Et maintenant l’ouragan, comme il le fait depuis des siècles et comme il l’a fait pour les cabanes des Hollandais, va couvrir de lave ce lieu de labeur paisible. Des brouillards obscurs passent lentement, gravement, éternellement. « On croirait bien lire du Pierre Loti : c’est toujours ce même sentiment des vicissitudes à cycles réguliers et des transformations monotones de toute existence, qu’inspire l’océan et le ciel, la vie en plein infini, sans interposition d’êtres humains et de distractions mesquines, sans cloison opaque qui arrête l’œil perdu dans la transparence sans fond des flots et de l’éther. Mais à ce sentiment se môle ici quelque chose de nouveau, l’amour sincère de la science, la curiosité de l’intelligence abstraite et non pas seulement des yeux en quête de paysages. Aussi n’aboutissons-nous plus du tout, comme chez Pierre Loti, à la mélancolie vague et oisive du rêveur qui laisse courir son rêve devant ses regards : c’est la différence profonde du pur artiste et du savant. Le premier n’est qu’une machine à sensations, un enregistreur ; le second sent qu’il a quelque chose à faire avec