Page:Guyau - L’Art au point de vue sociologique.djvu/127

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
67
la vie individuelle et sociale dans l’art.

plique la vogue de certains personnages et de certains romans qui, après avoir paru de purs chefs-d’œuvre aux contemporains, — dont ils représentaient, en les outrant peut-être, les tendances, qualités ou défauts, — semblent par la suite froids, faux même et dépourvus de vie.

Le personnage le plus universellement sympathique est celui qui vit de la vie une et éternelle des êtres, celui qui s’appuie sur le vieux fond humain et, se soulevant sur cette base immuable, s’élève aux pensées les plus hautes, que l’humanité atteint seulement en ses heures d’enthousiasme et d’héroïsme. Mais il faut que ce soit là un élan du cœur et du sentiment, non un jeu de l’intelligence. Le personnage qui raisonne seulement et ne sent pas ne saurait nous émouvoir : nous voyons trop bien que sa supériorité ne repose sur rien de profond et d’organique, nous sentons qu’il ne vit pas ses idées. On peut même ajouter que, d’après les données actuelles de la science, le conscient n’est pas tout et est souvent superficiel ; aussi l’inconscient doit-il être présent et se laisser sentir dans l’œuvre d’art partout où il existe dans la réalité, si l’on veut donner l’impression de la vie. Le charme des récits populaires vient peut-être de ce que les humbles nous y sont montrés simples et presque inconscients dans leur héroïsme ou dans leur dévouement, comme dans leur vie de chaque jour, spontanés en un mot, et sincères. La sincérité est le principe de toute émotion, de toute sympathie, de toute vie, parce qu’elle est la forme projetée par le fond en vertu d’un développement naturel, qui va du dedans au dehors, de l’inconscient au conscient. Tout ce qui est pure combinaison artificielle, pur mécanisme, est une négation de la vie, de la spontanéité, de la sincérité même. Il faut donc que l’œuvre d’art offre l’apparence de la spontanéité, que le génie semble aussi tout spontané, enfin que les êtres qu’il crée et anime de sa vie aient eux-mêmes cette spontanéité, cette sincérité d’expression, dans le mal comme dans le bien, qui fait que l’antipathique même redevient en partie sympathique en devenant une vérité vivante, qui semble nous dire : Je suis ce que je suis, et, telle je suis, telle j’apparais.

La vie, par cela même, c’est l’individualité : on ne sympathise qu’avec ce qui est ou semble individuel ; de là, pour l’art, l’absolue nécessité, en même temps que la difficulté