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caractère social des émotions.

extraordinaire, qui n’est sans doute que le grossissement des faits qui passent inaperçus chez les personnes moyennes[1].


L’émotion esthétique est la plus immatérielle et la plus intellectuelle des émotions humaines ; les organes à l’aide desquels elle se produit surtout sont les yeux et les oreilles : préservés de tout contact direct avec les objets, de tout choc, ils n’ont pas à craindre d’être violemment déchirés et désagrégés : une vibration légère comme le rayon ou l’onde sonore qui la produit, une excitation qui peut s’arrêter à telles fibres isolées sans mettre en mouvement la masse des nerfs optiques et auditifs, c’est assez pour provoquer dans ces sens un changement d’état saisissable : ils sont donc très propres à ces délicates distinctions intellectuelles qui sont l’une des marques auxquelles nous reconnaissons les sentiments esthétiques.

Les sensations de l’ouïe et de la vue semblent d’abord comme abstraites, étrangères à l’état intime des corps dont elles nous transmettent la forme ou les sons. Mais il ne faut pas oublier que l’ouïe et la vue rendent pour nous sensibles, dans les vibrations mêmes de l’air et de la lumière, les changements apportés à la direction et à l’amplitude de ces vibrations par les corps qu’elles ont rencontrés ; lorsque ces corps sont agités par des ondes nerveuses, celles-ci arrivent jusqu’à nous, portées pour ainsi dire par les ondes lumineuses ou sonores. En regardant un visage, ce n’est pas seulement la forme plastique de ce visage que nous percevons, c’est sa grimace ou son sourire, vibrant dans le rayon du soleil qui met en mouvement nos nerfs optiques.

Au fond, il n’y a que des sensations de mouvement, et, dans toute sensation de mouvement, on peut voir une imitation plus ou moins élémentaire du mouvement perçu. La sen-

  1. D’après le docteur Hammond de New-York, l’odeur de sainteté n’est pas une simple figure de rhétorique ; c’est l’expression d’une sainte névrose, parfumant la peau d’effluves plus ou moins agréables au moment du paroxysme religieux extatique. Le docteur Hammond a lui-même observé un hypocondriaque dont la peau répandait l’odeur de violette, un choréique exhalant l’odeur du pain, une hystérique qui sentait l’ananas pendant ses crises, une autre qui sentait l’iris. Le docteur Ochorowicz a vu une hystérique dont les doigts exhalaient l’odeur de vanille. Il est probable qu’à tous les états physiologiques correspondent des odeurs déterminées, et, comme à tout état physiologique correspond un état psychologique, il n’est pas étrange de supposer avec M.  Ochorowicz que toute émotion, tout sentiment et bien des idées même pourraient avoir leur traduction en langage d’odeurs.