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origine anthropomorphique de l’idée de création.

plus inaccessible. Ainsi l’origine un peu grossière des religions n’est pas inconciliable avec les spéculations raffinées de leur période de développement. L’intelligence hiumaine, une fois lancée dans les espaces, n’a pu que décrire une orbite de plus en plus grande autour de la réalité. Une religion mythique n’est pas une construction complètement rationnelle et a priori ; elle s’appuie toujours sur de prétendues expériences, sur des observations et analogies qui sont précisément entachées d’erreurs ; elle repose donc sur un faux a posteriori, et c’est ce qui place le mythe dans une divergence invincible de la vérité.

Les hommes conçurent plutôt à l’origine un dieu ordonnateur que créateur, un ouvrier façonnant une matière préexistante ; nous trouvons cette notion encore prédominante chez les Grecs. Voici comment elle a pu prendre naissance. Qui suppose un dieu, suppose que le monde devient un instrument entre ses mains ; Dieu se sert du tonnerre, du vent, des astres, comme l’homme se sert de ses flèches et de sa hache ; de là, n’en doit-on pas venir à croire que Dieu façonne lui-même ces merveilleux instruments comme l’homme façonne les siens ? Si la petite paysanne dont nous parlions tout à l’heure n’avait pas vu son père réparer ou fabriquer ses outils de travail, faire le feu, faire le pain, labourer la terre, elle ne se serait pas demandé qui avait fait les fleurs du jardin. Le premier pourquoi de l’enfant enveloppe ce raisonnement : — Quelqu’un a agi sur cette chose comme j’ai agi moi-même ou vu agir sur telle autre chose ; qui est-ce donc ? — L’idée abstraite de causalité est la conséquence même du développement pratique de notre causalité : plus on fait, et plus on est porté à s’étonner de voir une chose faite par d’autres d’une façon plus soudaine ou plus grande. Plus on a de procédés, plus on admire ce qui se produit tout à coup, brusquement, par une puissance qui semble extraordinaire. L’idée de miracle naît ainsi de l’art bien plus que de l’expérience brute, et n’est pas d’ailleurs originairement opposée à la science naïve des premiers observateurs. Toute interrogation suppose une action préalable de notre part ; on ne demande la cause d’un événement que lorsqu’on a été soi-même la cause consciente de tel ou tel autre événement. Si l’homme n’avait aucune action sur le monde, il ne se demanderait pas qui a fait le monde ; la truelle du maçon et la scie du charpentier peuvent revendiquer une bien grande part dans la formation de la métaphysique religieuse.