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lois qui règlent la société avec les dieux.

Or, les volontés sont tantôt bonnes, tantôt mauvaises, tantôt amies, tantôt ennemies : l’amitié et la haine, voilà donc les deux types sous lesquels l’homme ne pouvait manquer de se représenter les puissances supérieures avec lesquelles il croyait être en rapport. La moralité n’était nullement le caractère propre de ces puissances favorables ou défavorables ; l’homme leur attribuait tout aussi bien la méchanceté que la bonté, ou plutôt il sentait vaguement que ses règles propres de conduite n’étaient pas nécessairement les règles de ces êtres à la fois analogues aux hommes et différents. Aussi, dans la société avec les dieux, avec les puissances de la nature, il ne croyait nullement que les règles de la société humaine, de la famille, de la tribu, de la nation, fussent toujours et de tout point applicables. De là vient que, pour se rendre les dieux propices, l’homme recourait à des pratiques qu’il eût blâmées au nom de la morale humaine : sacrifices humains, anthropophagie, sacrifice de la pudeur, etc.[1].

Si on se souvient que les lois morales sont en grande partie l’expression des nécessités mêmes de la vie sociale, et que la généralité de certaines règles tient à l’uniformité des conditions de la vie sur la surface du globe, on comprendra que la société avec les dieux, c’est-à-dire avec des êtres d’imagination, n’étant pas dominée aussi directement que la société humaine par les nécessités de la vie pratique, fût réglée par des lois beaucoup plus variables, fantaisistes, renfermant ainsi un germe visible d’immoralité. La société avec les dieux était un grossissement de la société humaine, mais ce n’était pas un perfectionnement de cette société. C’est la crainte physique, timor, ce n’est pas le respect moral qui a fait les premiers dieux. L’imagination humaine, travaillant ainsi sous l’empire de la crainte, devait aboutir beaucoup plus souvent au prodi-

  1. On a remarqué que des peuples qui, depuis des siècles, avaient renoncé à l’anthropophagie, ont persisté longtemps à offrir pour pâture à leurs dieux des victimes humaines ; que des milliers de femmes ont fait, dans certains sanctuaires, le douloureux sacrifice de leur chasteté à des divinités de la sensualité furieuse. Les dieux du paganisme sont dissolus, arbitraires, vindicatifs, impitoyahles, et cependant leurs adorateurs s’élèvent peu à peu à des notions de pureté morale, de clémence, de justice. Javeh est vindicatif, exterminateur, et c’est sur ce terrain du judaïsme « que germera la morale par excellence de la mansuétude et du pardon. » Aussi la moralité réelle des hommes ne fut-elle jamais proportionnelle à l’intensité de leurs sentiments religieux, souvent fanatiques. — Voir M. Réville (Prolégomènes), p. 281.