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dissolution des religions.

manque dans la croyance comme dans l’objet de la croyance. M. Spencer cite, dans sa Sociologie, l’exemple d’une femme qui attribuait à une certaine amulette la vertu magique de la préserver des coups et blessures ; elle se croyait invulnérable comme Achille. Le chef de la peuplade, émerveillé qu’il existât une amulette si précieuse et voulant sans doute en faire l’acquisition, demanda à en vérifier de ses yeux la vertu. On fait venir la femme, un guerrier prépare sa hache ; la femme, en toute confiance, tend son bras : la hache s’abaisse, la femme pousse un cri d’étonnement autant que de douleur, et sa main coupée vole par terre. Qui, de nos jours, aurait une foi si entière ? Bien peu d’entre nous voudraient donner leur vie ou seulement leur main pour soutenir tel ou tel dogme. Cette femme était de la race des martyrs ; sa crédulité intense confinait à l’héroïsme.

La foi dans le témoignage des hommes inspirés, dans leur autorité, tout humaine d’abord et qui finit par prendre un caractère surhumain, a son origine dans la confiance naturelle de l’homme à l’égard des autres hommes, toutes les fois que ceux-ci ne lui paraissent pas avoir intérêt à le tromper. C’est là un sentiment social qui devait jouer un grand rôle dans le sociomorphisme religieux. Autant l’homme primitif est défiant quand il s’agit de ses intérêts matériels, autant il l’est peu quand il s’agit de remettre entre les mains de quelqu’un la direction de son esprit. En outre, il ne connaît guère ce que nous appelons l’erreur, et ne sait pas la distinguer de la tromperie ; il croit sur parole ses sens et aussi ceux des autres hommes. Quand vous lui affirmez quelque chose d’extraordinaire, il s’imagine bien d’abord que vous voulez vous railler de lui ; mais il lui vient peu à l’esprit que vous vous trompiez vous-même, que vous raisonniez faux : sincérité et vérité se confondent à ses yeux. Il nous a fallu toutes les expériences de la vie moderne pour distinguer nettement ces deux choses, pour vérifier même les affirmations de ceux dont nous estimons le plus le caractère, pour contredire, sans les offenser, ceux qui nous sont le plus chers. L’homme primitif ne sépare pas sa croyance à la « loi » de sa confiance dans les « prophètes » : ceux qu’il estime et admire lui paraissent nécessairement avoir raison. Ajoutons que l’homme est toujours porté à faire grand cas des signes, de tout ce qui est une représentation matérielle, de tout ce qui parle à ses yeux et à ses oreilles ; aussi la