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la foi symbolique et morale.

Leur déception fut grande. Cette fois ils prirent leur parti et, réalisant d’un seul coup la révolution que poursuivent graduellement au sein du christianisme les protestants libéraux, ils rejetèrent définitivement les Védas et l’antique religion des brahmanes pour proclamer une religion théiste, qui ne s’appuyait sur aucune révélation. La nouvelle foi devait se développer, non sans hérésie ni schisme, mais ses adhérents représentent aujourd’hui dans l’Inde un important parti de progrès et d’action.

De nos jours, des hommes très estimables ont essayé, eux aussi, de pousser le christianisme dans une voie toute nouvelle. En accordant à l’homme le droit d’interprétation et de libre examen, Luther lui avait rendu le droit de glisser sa propre pensée sous les formules antiques du dogme et sous ie texte des livres saints. De telle sorte que, par une révolution curieuse, la « parole, » qui était considérée d’abord comme l’expression fidèle de la pensée divine, a tendu à devenir l’expression de notre pensée propre. Le sens des mots étant à notre disposition, le langage le plus barbare peut à la rigueur nous servir pour traduire les idées les plus nobles. Par cet ingénieux expédient tous les textes deviennent flexibles, les dogmes s’approprient plus ou moins au milieu intellectuel où on les place, la « barbarie » des livres sacrés s’adoucit ; à force de vivre en compagnie du peuple de Dieu, nous le civilisons, nous lui prêtons nos idées, nos aspirations. Chacun commente à sa façon la vieille Bible et il arrive que les commentaires, s’étendarit sans cesse, finissent par recouvrir et cacher à demi le texte primitif ; nous ne lisons plus qu’à travers un voile qui nous dérobe les laideurs en nous laissant voir les beautés. Au fond, le véritable Verbe, la parole sacrée, ce n’est plus Dieu qui la prononce et la fait retentir, éternellement la même, à travers les siècles ; c’est nous qui la prononçons, nous la lui soufflons tout au moins, — car qu’est-ce qui fait la valeur d’une parole, si ce n’est le sens qu’on y met ? Et c’est nous qui donnons ce sens. L’esprit divin passe donc dans le croyant et, par moments du moins, il semble que notre pensée soit le vrai Dieu. C’est un chef-d’œuvre d’habileté que cet essai de conciliation entre la foi et la libre-pensée. La première semble toujours un peu enarrière ; néanmoins l’autre, en s’ingéniant, finit par trouver moyen de la tirer à elle. Ce sont des arrangements, des compromis perpétuels, quelque chose comme ce qui se passe entre un sénat con-