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dissolution des religions.

une fois que les croyances morales ont pris une force suffisante, elles tendent à sortir de cette enveloppe comme la fleur brise le bouton. On a beaucoup discuté, il y a quelques années, sur ce qu’on appelait alors la « morale indépendante ; » les défenseurs de la religion soutenaient que la morale lui est intimement liée et qu’on ne peut l’en séparer sans la corrompre. Ils avaient peut-être raison de rattacher intimement ces deux choses, mais ils se trompaient en soutenant que c’est la morale qui dépend de la religion : il faut renverser les termes et dire que la religion dépend de la morale, que celle-ci est le principe et l’autre la conséquence. L’Ecclésiaste dit quelque part : « L’homme porte le monde dans son cœur. » C’est pour cela que l’homme doit d’abord regarder dans son cœur et qu’il doit d’abord croire en soi-même. La foi religieuse peut, plus ou moins logiquement, sortir de la foi morale ; mais elle ne saurait la produire, et si elle la contredisait, elle se condamnerait elle-même. L’esprit religieux ne s’accommode donc aux temps nouveaux qu’en abandonnant d’abord tous les dogmes d’une foi littérale, puis tous les symboles d’une foi plus large, pour ne retenir que le principe fondamental qui fait la vie des religions et en domine l’évolution historique, c’est-à-dire la foi morale. Si le protestantisme, malgré toutes ses contradictions, a introduit dans le monde un principe nouveau, c’est celui-ci, que la conscience n’est pas responsable devant autrui, mais devant elle-même, que l’initiative individuelle doit se substituer à toute autorité générale[1]. Un tel principe contient comme conséquence logique, non seulement la suppression des dogmes révélés et des mystères, mais encore celle des symboles précis et déterminés, en un mot de tout ce qui prétendrait s’imposer à la conscience comme une vérité toute faite. Le protestantisme, à son insu, renferme ainsi en germe la négation de toute religion positive qui ne s’adresse pas exclusivement et sans intermédiaire à la conscience personnelle, à la conscience

  1. Sur la fin de sa vie, Luther découragé sentait l’inquiétude le gagner au sujet de la réforme inaugurée par lui : « C’est par de sévères lois et la superstition, écrivait-il avec amertume, que le monde veut être conduit. Si je pouvais en prendre la responsabilité devant ma conscience, je travaillerais plutôt à ce que le pnpe, avec toutes ses abominations, redevînt notre maître.» — Responsabilité devant la conscience personnelle, telle est bien en effet l’idée fondamentale de Luther, celle qui justifie la réforme aux yeux de l’histoire, comme elle l’avait justifiée aux yeux mêmes de son auteur.