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dissolution des religions.

noms encore. Laissons de côté ces grands talents, qui sont après tout des exceptions dans la race humaine, et constatons que, du haut en bas de l’échelle sociale, la famille tend à former un tout de plus en plus un, un organisme de plus en plus parfait, où l’homme pourra un jour déployer toutes ses puissances et son activité sans avoir autant besoin d’en sortir. L’importance de la famille s’accroît à mesure que diminue celle de la cité et que se relâche la tutelle despotique de l’État. Cette importance, presque nulle dans les sociétés purement militaires (dont Lacédémone était le type accompli), devient de plus en plus grande dans les sociétés libres et industrielles, qui sont celles de l’avenir. Ainsi s’ouvre une issue nouvelle pour l’activité et la sensibilité humaines. Nous croyons que l’amour de l’homme et de la femme l’un pour l’autre et de tous deux pour leurs enfants, multiplié par le sentiment croissant de l’égalité, crée peu à peu une sorte de religion nouvelle et non mystique, celle de la famille. Si l’un des premiers cultes a été celui des « dieux lares, » peut-être aussi sera-ce le dernier : le foyer de la famille a par lui-même et par lui seul quelque chose de sacré, de religieux, puisqu’il relie autour d’un même centre des êtres si divers d’origine et de sexe. Ainsi la famille égalitaire moderne nous semble, par son esprit même et par les sentiments qu’elle excite, en opposition croissante avec la religiosité mystique. Le vrai type du prêtre, quoi qu’en puissent dire les protestants, c’est l’homme solitaire, missionnaire du ciel ici-bas et se donnant tout à Dieu ; le type du philosophe pratique et du sage moderne, c’est l’homme aimant, pensant, travaillant, se donnant aux siens.

Nous voyons se produire une rivalité analogue entre le sentiment mystique et le sentiment civique. Le citoyen qui sait que le sort de sa patrie est entre ses mains, qui aime son pays d’un amour actif et sincère, a une sorte de religion sociale. Les grands politiques ont presque toujours été des esprits larges et libres. Les républiques anciennes étaient très peu religieuses relativement à leur temps ; la disparition de la monarchie coïncide en général chez les peuples avec l’affaiblissement de la foi. Lorsque chacun se sentira également citoyen et pourra se vouer avec un égal amour au bien de l’État, il n’y aura plus autant d’activité non employée, de sensibilité en réserve prête à se détourner vers les choses mystiques. D’ailleurs,