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dissolution de la morale religieuse. — ascétisme.

talité de la foi, et ignore l’allègement du sourire ou la mollesse des larmes. On aimerait peut-être mieux encore vivre avec des prodigues qu’avec des avares. Seulement l’avarice, comme état de transition chez une famille ou chez un peuple, est bien supérieure économiquement et moralement à la prodigalité. De même pour le rigorisme. Ce sont des défauts utiles par leurs conséquences, qui amoindrissent la vie pour lui donner ensuite plus de résistance et de force. Mieux vaut pour la race, smon toujours pour l’individu, s’économiser à l’excès que se dépenser avec intempérance : les courants resserrés ont plus d’énergie et de vitesse, ils renversent tout obstacle. L’austérité, comme l’avarice, est un moyen de défense et de protection, une arme. Les conquérants ont eu souvent dans l’histoire des pères avares, qui leur ont amassé de l’argent et du sang à répandre. De temps en temps, il est bon de se traiter soi-même en ennemi, de vivre et de coucher en cotte de mailles. D’ailleurs, il est des tempéraments entiers, qui ne peuvent se plier que sous des règles de fer, qui ne voient pas de milieu entre l’eau pure et l’alcool, entre un lit de roses et une ceinture d’épines, entre la loi morale et la discipline militaire, entre un moraliste et un caporal. Ce qu’on ne peut faire, c’est de représenter cet état de guerre comme l’idéal. L’ascète se hait lui-même ; mais il ne faut haïr personne, pas même soi ; il faut comprendre et régler. La haine de soi vient d’une impuissance de la volonté à diriger les sens ; celui qui se possède assez lui-même n’a pas lieu de se mépriser. Au lieu de se maudire ainsi soi-même, il faut s’élever. Il peut y avoir un certain rigorisme légitime dans toute morale, une certaine discipline intérieure ; mais cette discipline doit être raisonnée, expliquée par un but qui la justifie : il s’agit non Eas de briser le corps, mais de le façonner, de le plier. iC savant, par exemple, doit prendre pour but de développer son cerveau, d’affiner son système nerveux, de réduire au nécessaire la part du système circulatoire et nutritif. Voilà de l’ascétisme, si l’on veut, mais de l’ascétisme fécond, utile : c’est, au fond, de l’hygiène morale, qui a d’ailleurs besoin d’être contenue par l’hygiène physique. Le chirurgien sait que, pour garder toute sa précision demain, il est tenu à une vie sévère et continente : il ne peut venir en aide aux autres qu’à condition de se priver lui-même dans une certaine mesure ; il doit choisir. Il n’a pas besoin, pour faire ce choix, du commandement d’une religion,