Page:Guyau - L’Irréligion de l’avenir.djvu/217

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
179
dissolution de la morale religieuse. — prière.

un vœu, bâti une chapelle, — choses encores vaines et impuissantes à alléger la moindre misère de ce monde ; de nos jours, elle songera plutôt, si elle a quelque élévation d’esprit, à répandre des aumônes, à fonder un établissement pour l’instruction des pauvres ou le soulagement des infirmes. On voit le progrès dans les idées religieuses : il viendra un moment où de telles actions ne seront plus accomplies dans un but directement intéressé, comme une sorte d’échange avec la divinité et de troc contre un bienfait ; elles feront partie du culte même, le culte sera charité. Pascal se demande quelque part pourquoi Dieu a donné, a commandé à l’homme la prière ; et il répond avec profondeur : « Pour lui laisser la dignité de la causalité. » Mais, si celui qui demande des biens par la prière possède déjà la dignité de la causalité, que sera-ce de celui qui, par sa volonté morale, les tire de soi ? et si causer ainsi soi-même ses propres biens, c’est l’essence de la prière, ce qui rapproche l’homme de Dieu, ce qui l’élève à lui, ne pourra-t-on dire que la plus désintéressée et la plus sainte, la plus humaine et la plus divine des prières, c’est l’acte moral ? Selon Pascal, il est vrai, l’acte moral supposerait deux termes : — le devoir, le pouvoir, — et l’homme ne peut pas toujours ce qu’il doit. Mais il faut se défier ici de l’antique opposition établie par le christianisme entre le sentiment du devoir et l’impuissance de l’homme réduit à ses forces propres, privé de la grâce. En réalité, le sentiment du devoir est déjà par lui-même la première conscience vague d’une puissance existant en nous, d’une force qui, toute seule, tend à se réaliser[1]. Dans l’homme viennent donc s’unir la conscience de sa puissance du bien et celle de l’idéal qui doit être, car cet idéal n’est que la projection, l’objectivation du plus haut pouvoir intérieur, la forme qu’il prend pour l’intelligence réfléchie. Toute volonté n’est au fond qu’une puissance en travail, une action germant, un enfantement de la vie : la volonté du bien, si elle est consciente de sa force, n’a donc pas besoin d’attendre du dehors la grâce : elle est à elle-même sa propre grâce ; en naissant, elle était déjà efficace ; la nature, en voulant, crée. Pascal conçoit trop la fin morale que nous propose le « devoir » comme une sorte de but physique et extérieur à nous, qu’on serait capable de voir sans être capable de l’atteindre. « On dirige sa vue en haut,

  1. Voir sur ce point notre Esquisse d’une morale sans obligation, p. 27.