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dissolution de la morale religieuse. — extase.

chichins, n’était qu’un moyen violent de produire l’extase et d’entrer en commerce avec le monde surnaturel[1]. Dans l’Inde[2] et chez les chrétiens, on s’est servi du jeûne pour atteindre le même but, à savoir l’excitation morbide du système nerveux. Les macérations de l’anachorète étaient, dit Wundt, une « orgie de solitaire », à la suite de laquelle moines et nonnes serraient ardemment dans leurs bras les images fantastiques de la Vierge et du Sauveur. D’après une légende du krishnaïsme, la reine d’Udayapura, Mira Bai, pressée d’abjurer son Dieu, vint se jeter aux pieds de la statue de Krishna, et lui fit cette prière : « J’ai quitté pour toi mon amour, mes biens, ma royauté ; je viens à toi, ô mon refuge ; prends-moi. » La statue écoutait, impassible ; tout d’un coup elle s’entrouvrit, et Mira disparut dans ses flancs. S’évanouir comme cette femme dans le sein de son dieu, n’est-ce pas là, exprimé dans une seule image, tout l’idéal des plus hautes religions humaines ? Toutes ont proposé à l’homme de mourir en Dieu, toutes ont cru voir la vie supérieure dans l’extase, par laquelle on redescend au contraire à la vie inférieure et végétative ; cette apparente fusion en Dieu n’est qu’un retour vers l’inertie primitive, vers l’impassibilité du minéral, une pétrification de statue. On peut se croire soulevé bien haut par l’extase, et prendre tout simplement pour l’exaltation de la pensée ce qui n’est qu’une stérile exaltation nerveuse. C’est que, ici, tout moyen manque pour mesurer la force réelle et l’étendue de la pensée. Ce moyen, en temps normal, est l’action ; celui qui n’agit pas est toujours porté à croire à la supériorité de sa pensée. Amiel n’y a pas échappé. Cette supériorité disparaît du moment où la pensée cherche à s’exprimer d’une manière ou d’une

  1. Un défenseur du haschich manié scientifiquement, M. Giraud, qui imagine la possibilité de l’extase à volonté provoquée par la thérapeutique et réglée par doses médicales, nous écrit avec enthousiasme : « Un peu de cette matière dispense des pénibles entraînements mystiques pour faire pénétrer dans l’extase. Plus besoin d’ascétisme ! C’est l’ivresse, mais l’ivresse sacrée qui n’est autre chose que le surcroît d’activité dans les centres supérieurs. » Nous croyons que toute ivresse, loin d’avoir un caractère sacré, constituera toujours pour la science un état morbide, nullement enviable au point de vue rationnel pour un individu de santé normale : l’emploi constant d’un excitant du système nerveux l’userait et le détraquerait, comme l’usage quotidien de la noix vomique épuiserait à la longue un estomac sain.
  2. Voir plus haut ce que nous avons déjà dit des Yoghis et de l’ascétisme.