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la religion et la moralité populaire.

Quoi qu’il en soit, il ne faut pas juger de l’évolution des croyances humaines par les révolutions douloureuses des croyances individuelles : dans l’humanité, les transformations sont soumises à une loi régulière. Les explosions mêmes de religiosité, parfois de fanatisme, qui se produisent encore et se sont produites à tant de reprises au milieu de la dissolution religieuse, entrent comme partie intégrante dans la formule de cette lente dissolution. Après avoir été si longtemps un des foyers les plus ardents de la vie humaine, la foi religieuse ne peut s’éteindre brusquement. Il en est de tout foyer de l’esprit humain comme de ces astres qui se refroidissent lentement, perdent leur éclat en même temps que leur chaleur, se recouvrent même d’une enveloppe déjà solide, puis, brusquement, par une révolte et un bouillonnement intérieur, brisent la légère cristallisation de leur écorce, se rallument tout entiers, reprennent un éclat qu’ils n’avaient plus depuis des centaines de siècles : cet éclat même est une dépense de chaleur et de lumière, une simple phase du refroidissement nécessaire. L’astre s’éteint de nouveau, au moins à la surface, et chaque fois qu’il se rallume encore, il est moins brillant, il meurt de ses efforts pour revivre. Un spectateur qui regarderait d’assez haut pourrait, dans une certaine mesure, se réjouir des triomphes mêmes que paraît parfois remporter l’esprit de fanatisme et de réaction : ces triomphes provisoires l’affaiblissent pour longtemps, le rapprochent plus vite de l’extinction finale. De même qu’en voulant brusquer l’avenir on le retarde souvent et on l’éloigne, de même, en voulant ranimer le passé, on le tue. On ne réchauffe pas du dehors un astre qui s’éteint.


II — LA DISSOLUTION DE LA RELIGION ENTRAÎNERA-T-ELLE CELLE DE LA MORALITÉ POPULAIRE ?


L’affaiblissement graduel de l’instinct religieux permettra de consacrer au progrès social une foule de forces distraites jusqu’alors et détournées par les préoccupations mystiques ; mais on peut se demander si, par le doute religieux, d’autres forces nuisibles à la société, et que jusqu’ici compensait ou annulait l’instinct religieux, ne se trouveront pas tout à coup mises en liberté.