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l’irréligion chez les peuples. — la france.

droits de l’homme. » Tandis que nous poursuivions notre idéal, les autres peuples, plus étroitement enchaînés par les idées hébraïques, continuaient de cultiver la justice faite de renoncement. Par instants, tandis qu’ils menaient leur vie austère et terne, c’était avec envie, avec admiration qu’ils contemplaient l’idéal français, « si positif, si clair, si satisfaisant » ; par moments ils eurent envie d’en essayer au lieu du leur. La France a exercé un attrait sur le monde entier. « Tous, dans la vie, à un instant ou à l’autre, nous éprouvons la soif de l’idéal français, nous désirons en faire l’essai, » Les Français apparaissent comme « le peuple chargé du beau, du charmant évangile de l’avenir, » et les autres nations s’écrient : puisse Ismaël vivre devant toi ; et Ismaël semble de plus en plus brillant, il grandit, il paraît sûr du succès, il va conquérir le monde. « Mais, à ce moment, toujours surviennent les désastres ; quand il touche au triomphe, arrive la crise, le jugement de la Bible : voici le jugement du monde. » Le monde, pour M. Matthew Arnold, a été jugé en 1870 : les Prussiens remplaçaient Javeh. De nouveau Ismaël, et avec lui l’esprit de la Grèce, l’esprit de la Renaissance, l’esprit de la France, la Libre-Pensée et la Libre-Conduite ont été vaincus par Israël, par l’esprit biblique et l’esprit du moyen âge. La civilisation brillante, mais superficielle, a été écrasée au choc d’un ascétisme barbare et dur, d’une foi plus ou moins naïve. Javeh est encore aujourd’hui le Dieu des armées ; et malheur au peuple, malheur aux individus qui ne croient pas, avec le peuple juif, que l’abnégation constitue les trois quarts de la vie, que l’art et la science en forment à peine le dernier quart.

Pour apprécier cette philosophie de l’histoire, plaçons-nous au point de vue même où s’est placé M. Arnold, et qui n’est pas sans une nuance de vérité. Assurément la Grèce et la Judée, quoique leurs idées se soient fondues dans le christianisme, sont pour ainsi dire deux nations antithétiques représentant deux conceptions opposées de la vie et du monde. Ces deux nations ont lutté perpétuellement l’une contre l’autre dans une lutte tout intellectuelle, et on peut accepter comme très honorable pour la France le rôle que lui assigne M. Arnold, d’être la Grèce moderne, de représenter la lutte de l’art et de la science contre la foi mystique ou ascétique. La Grèce et la France ont été vaincues, il est vrai ; mais