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l’irréligion chez les peuples. — la france.

loise, il est impossible que quelque chose ne s’émousse pas en eux. Le Palais-Royal, le vaudeville, les cafés-concerts, ce sont les cabarets de l’art, où le goût se perd comme s’émousse le palais des buveurs d’eau-de-vie de bois dans l’assommoir. Il est bien difficile d’être un homme vraiment remarquable lorsqu’on possède un goût développé pour la grosse plaisanterie des petits théâtres. Cela est mconciliable. Il est donc triste de penser que le meilleur de la jeunesse française passe par là, vit plusieurs années dans ce milieu, s’y déforme le goût aussi sûrement qu’elle s’y fausse l’oreille. Tout ce qui est antiesthétique dans le rire est dégradant. Il faut que les plaisanteries dont on rit soient spirituelles pour élargir véritablement le cœur par une saine gaieté ; il faut que le rire même embellisse le visage qu’il anime. Nihil inepto risu ineptius est : c’est que, dans ce cas, le rire est comme la fanfare même de la sottise. Le sage, dit l’Écriture, rit plutôt d’un rire intérieur. Le rire doit éclairer et non défigurer le visage, parce qu’il éclaire jusqu’à l’âme même et que cette âme doit apparaître comme belle ; il doit ressembler à un éclat de franchise, à une illumination de sincérité. La beauté du rire tient en effet beaucoup à la sincérité de la joie, qui nous rend pour un moment transparents les uns aux autres. La pensée et le cœur humains, avec le monde entier qu’ils contiennent, peuvent se refléter dans un sourire comme dans une larme.

L’esprit parisien, qui semble à quelques-uns l’idéal même de l’esprit français, n’est à certains égards qu’un résumé de ses défauts : chez les ouvriers, c’est la gouaillerie, qu’ils nomment la « blague » ; chez les mondains et les mondaines, un vernis superficiel, une impuissance de fixer l’esprit sur une suite logique d’idées. Dans les salons, la frivolité est érigée à la hauteur d’une convenance. Une mouche bourdonnait sur ma vitre, et m’amusa un instant. Ses ailes transparentes décrivaient des cercles sur la vitre lumineuse, qu’elles ne pouvaient franchir. Ce mouvement gracieux et vain me rappelait la conversation d’une parisicrme que je venais d’entendre au salon, et qui, pendant une heure, avait tourné dans des cercles à peine plus giands, effleurant toutes les surfaces sans pénétrer rien. C’était en raccourci toute la frivolité parisienne que cette mouche miroitante et étourdie, ignorante de l’air libre, jouant avec quelques rayons perdus de la grande lumière des cieux sans jamais pouvoir monter vers elle.