Page:Guyau - L’Irréligion de l’avenir.djvu/297

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
259
la religion et l’irréligion chez la femme.

vant offrir un raccourci achevé de toute vie ; elle est capable aussi, par sa simple présence, par un sourire, de doubler nos forces individuelles, de les porter au plus haut point qu’elles puissent atteindre : toute notre virilité est appuyée sur sa grâce. Quelle est la puissance de tous les autres mobiles qui peuvent pousser l’homme en avant : amour de la réputation, de la gloire, amour même de Dieu, comparés à l’amour de la femme, lorsque celle-ci comprend son rôle ? Même la passion la plus abstraite, la passion de la science a souvent besoin, pour acquérir toute sa force, de se mêler par une de ces combinaisons si étranges et si fréquentes à quelque amour féminin, qui réussit à faire sourire les graves alambics et met la gaieté de l’espoir dans l’inconnu des creusets. Rien n’est simple dans notre être, tout s’amalgame et se confond. Ceux qui ont inventé le moine ont eu la prétention de simplifier l’être humain, ils n’ont réussi qu’à le compliquer bizarrement ou à le mutiler.

L’amour ne joue pas seulement, à l’égard du savant même et du penseur, le rôle de stimulant. Outre qu’il excite chez de tels hommes le travail cérébral, il peut contribuer indirectement à le rectifier. Celui qui aime vit dans la réalité : c’est un grand avantage pour penser juste. Afin de bien comprendre le monde où nous sommes, il ne faut pas commencer par se transporter au dehors, par se construire un monde à soi, un monde froid et mesquin, capable de tenir dans la cellule d’un couvent. Qui veut faire l’ange fait la bête, disait Pascal ; non seulement il fait la bête, mais il s’abêtit dans une certaine mesure, il ôte de la précision et de la vivacité à son intelligence. Amoindrir le cœur, c’est toujours amoindrir la pensée. Celui qui pourrait connaître dans tous ses détails l’histoire des grands esprits serait bien étonné de découvrir quelque trace de l’amour jusque dans la hardiesse et l’élan des grandes hypothèses métaphysiques ou cosmologiques, jusque dans l’intuition pénétrante des vues d’ensemble, jusque dans la chaleur passionnée des démonstrations. Où l’amour ne va-t il pas se nicher ? Comme il fait les recherches plus hardies dans le domaine de la pensée, il les fait aussi plus douces, plus légères, il porte toujours avec lui la confiance ; il a foi en lui-même, dans les autres, dans le mystérieux et muet univers. Il donne aussi cet attendrissement du cœur qui ait qu’on prend intérêt aux moindres choses, aux plus petits faits, et qu’on en découvre la place dans le Tout. Il y a beaucoup de bonté au cœur du vrai savant.