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une nouvelle religion est-elle possible ?

transfigurés tous les objets ; il faut une auréole mystique n’eut jurant pas seulement la tête du prophète, mais rejaillissant sur les croyants qui l’environnent. En d’autres termes, il faut que le Messie entre dès sa vie dans la légende, et cela sans supercherie aucune, ni de sa part, ni de ceux qui l’entourent et respirent sa divinité. Par malheur, de nos jours, les hommes extraordinaires tombent immédiatement dans le domaine de l’histoire, qui précise tout, appuie sur tout, marque en gros caractères lourds les traits fins et subtils de la légende, toujours prête à s’arranger en arabesques ou en figures fantastiques. Aujourd’hui la légende d’un Napoléon, qu’il avait travaillé lui-même à tramer fallacieusement, qu’il avait soutenue avec toutes les ressources du pouvoir despotique et de la force brutale, n’a pas duré trente ans en Europe ; elle existe encore en Orient, transfigurée. L’histoire se saisit des personnalités, les rapetisse en un jour. Si Jésus avait existé de notre temps, on publierait même ses lettres. Comment croire à la divinité de quelqu’un dont on a lu la correspondance ? D’ailleurs les moindres faits d’une existence intéressante sont contrôlés ; l’état civil permet de reconstituer les dates importantes, l’emploi des années, des jours. Quelquefois une simple contravention de police, comme il est arrivé dans la vie du père de Shakspeare, peut servir à fixer une date ; or, la vie d’un prophète ne saurait manquer de contraventions de police, puisque chez nous les rassemblements sont interdits. Notre existence aujourd’hui est tellement resserrée et étreinte par les réalités, tellement disciplinée, qu’il est bien difficile au merveilleux de s’y introduire ou d’y rester longtemps : nous nous agitons à l’intérieur de petites cases numérotées et étiquetées, où le moindre dérangement éclate aux yeux ; nous sommes enrégimentés et, comme les soldats dans la caserne, nous devons chaque soir répondre à l’appel de notre nom, sans pouvoir nous absenter de la société humaine, nous retirer dans notre personnalité, échapper au grand œil social. Nous ressemblons encore à ces abeilles dont les ruches avaient été couvertes de verre et dont la vie était ainsi devenue transparente : on les voyait travailler, on les voyait construire, on les voyait faire leur miel ; et le miel le plus doux, ce miel même dont les anciens nourrissaient Jupiter enfant, perd tout merveilleux pour celui qui l’a vu élaborer par les pattes patientes des ouvrières.

Concluons que nous sommes bien loin du temps où Pas-