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une nouvelle religion est-elle possible ?

vibrer jusqu’au cœur. Le « succès littéraire » de l’Évangile a été un succès pleinement mérité. Le peuple hébreu, qui ne compte pas un homme de science, a eu éidemment une succession de poètes sobres, puissants ou attendris, comme il ne s’en est rencontré chez aucun autre peuple, et c’est ce qui explique en grande partie la fortune des religions hébraïques. La poésie, comme l’espérance, est une sœur de la foi, et elle lui est plus nécessaire encore, car on peut se passer de l’attrait lointain de l’espérance quand on a le charme présent de l’illusion.

Pour fonder une grande religion, il a fallu et il faudra toujours des hommes de génie, comme l’a été Jésus ou, pour prendre un type plus historique, saint Paul. Or le génie des grands fondateurs de religions a besoin de réaliser deux conditions essentielles. Il faut qu’il soit absolument sincère : nous ne vivons plus au temps où la religion semblait une œuvre d’imposture ; il faut en outre qu’il soit pour ainsi dire dupe de lui-même, dupe de ses inspirations, de ses illuminations intérieures, disposé à y voir quelque chose de surhumain, à se sentir soi-même dieu, tout au moins désigné spécialement par Dieu. Cette seconde condition a été facilement réalisée aux temps anciens où, dans l’ignorance des phénomènes psvchologiques et physiologiques, non seulement les Jésus, mais de purs philosophes, les Socrate, les Plotin et tant d’autres, crurent sentir en eux le surnaturel, prirent au sérieux leurs visions ou leurs extases, et, ne pouvant s’expliquer leur génie tout entier à eux-mêmes, crurent à une communication mystérieuse ou miraculeuse avec Dieu. Ranger purement et simplement ces grands hommes dans la classe des fous serait absurde ; c’étaient des inconscients cherchant à expliquer les phénomènes qui se passaient en eux et en donnant, après tout, l’explication la plus plausible pour l’époque. Aujourd’hui, avec les connaissances scientifiques que nous possédons et que possède nécessairement tout homme arrivé à un certain niveau intellectuel, des inspirés comme Moïse ou Jésus seraient forcés, pour ainsi dire, d’opter entre ces deux partis : ne voir dans leur inspiration que l’élan naturel du génie, ne parler qu’en leur nom propre, ne prétendre rien révéler, rien prophétiser, être enfin des philosophes ; ou bien se laisser tromper par leur exaltation, l’objectiver, la personnifier et devenir réellement des fous. À notre époque, ceux qui ne sont pas capables de nommer la force agissant en eux, de