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substitution des hypothèses aux dogmes.

émotion esthétique, n’est jamais pure de toute tristesse[1]. Un jour viendra où, dans tous les cœurs, des cordes graves et même douloureuses s’éveilleront, demanderont parfois à vibrer, comme elles vibraient jadis aux cœurs privilégiés des Heraclite et des Jérémie. Le sentiment métaphysique ne peut pas ne pas avoir quelque chose de triste, comme le sublime que nous nous sentons incapables de jamais embrasser, comme le doute même, comme le mal intellectuel, le mal moral, le mal sensible toujours mêlés à toutes nos joies et dont ce doute est un retentissement dans notre conscience. À ce point de vue, on peut dire qu’il y a une part de souffrance en toute philosophie profonde comme en toute profonde religion.


Un jour que j’étais assis à ma table de travail, mon amie est venue à moi tout inquiète : « Quel front triste ! Qu’as-tu donc ? Des larmes, mon Dieu ! T’ai-je fait de la peine ? — Eh non, m’en fais-tu jamais ? Je pleure d’une pensée, tout simplement, oui, d’une pensée en l’air, abstraite, d’une pensée sur le monde, sur le sort des choses et des êtres. N’y a-t-il pas dans l’univers assez de misère pour justifier une larme qui semble sans objet, comme assez de joie pour expliquer un sourire qui semble naître de rien ? » Tout homme peut pleurer ou sourire ainsi, non sur lui, ni même sur les siens, mais sur le grand Tout où il vit, et c’est le propre de l’homme que cette solidarité consciente où il se trouve avec tous les êtres, cette douleur ou cette joie impersonnelle qu’il est capable d’éprouver. Cette faculté de s’impersonnaliser pour ainsi dire est ce qui restera de plus durable dans les religions et les philosophies, car c’est par là qu’elles sont le plus intérieures. Sympathiser avec la nature entière, en chercher le secret, vouloir contribuer à son amélioration, sortir ainsi de son égoïsme pour vivre de la vie universelle, voilà ce que l’homme fera toujours par cela seul qu’il est homme, qu’il pense et qu’il sent.

Les religions peuvent donc passer sans que l’esprit et le sentimentmétaphysiques en soient le moins du monde altérés. Quand les Hébreux allaient vers la terre promise, ils sentaient Dieu avec eux ; Dieu avait parlé et avait dit : c’est là-bas ; le soir une nuée de feu s’allumait et marchait devant eux. Maintenant la lueur céleste s’est éteinte, nous ne

  1. Voir nos Problèmes de l’esthétique contemporaine, 1re partie.