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l’irréligion de l’avenir.

fiquement ne sont pour lui qu’une déviation et comme un avortement. L’amour véritable doit se tourner à agir. Ainsi s’efface l’antique opposition de la foi et des œuvres : il n’y a pas de foi puissante sans les œuvres, pas plus qu’il n’y a de vrai génie stérile ou de vraie beauté inféconde. Si Jésus préférait Marie, immobile à ses pieds, à Marthe s’agitant dans la maison, c’est que sans doute il pressentait dans la première un trésor d’énergie morale se réservant en quelque sorte pour les grands dévouements : cette réserve n’était qu’une attente, elle ressemblait au silence que gardent les amours sincères, silence qui en dit plus que toutes les paroles.

La charité sera toujours le point où viendront se confondre la spéculation théorique la plus risquée et l’action pratique la plus sûre. S’identifier par la pensée et le cœur avec autrui, c’est spéculer au plus beau sens du mot : c’est risquer le tout pour le tout. Ce grand risque, l’homme voudra toujours le courir. Il y est poussé par les plus vivaces penchants de sa nature. Gœthe disait qu’un homme n’est vraiment digne de ce nom que quand il a « fait un enfant, bâti une maison et planté un arbre. » Cette parole, sous une forme un peu triviale, exprime très bien ce sentiment de fécondité inhérent à tout être, ce besoin de donner ou de développer la vie, de fonder quelque chose : l’être qui n’obéit pas à cette force est un déclassé, il souffre un jour ou l’autre, et il meurt tout entier. Heureusement, l’égoïsme absolu est moins fréquent qu’on ne le croit ; vivre uniquement pour soi est plutôt une sorte d’utopie se résumant dans cette formule naïve : « tous pour moi, moi pour personne. » Les plus humbles d’entre nous, dès qu’ils ont entrepris une œuvre, ne se possèdent plus eux mêmes : ils ne tardent pas à appartenir tout entiers à l’œuvre commencée, à une idée, et à une idée plus ou moins impersonnelle ; ils sont tirés malgré eux par elle, comme la fourmi roulant sous le brin de paille qu’elle a saisi une fois et qui l’entraîne jusque dans des fondrières sans pouvoir lui faire lâcher prise.

Le promoteur de toutes les entreprises, petites ou grandes, de presque toutes les œuvres humaines, c’est l’enthousiasme, qui a joué un rôle si important dans les religions. L’enthousiasme suppose la croyance en la réalisation possible de l’idéal, croyance active, qui se manifeste par effort. Le possible n’a le plus souvent qu’une démons-