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l’irréligion de l’avenir.

libertés sont plongées dans un milieu de déterminisme qui leur laisse bien peu d’action. Dès lors, pourquoi ne nous a-t-il pas créés plus libres, et plus libres encore, et aussi libres que lui ? — Nous aurions été des dieux. — Eh bien, tant mieux ; il ne saurait y avoir trop de dieux : nous ne voyons pas pourquoi Dieu serait réduit à être un, « comme si le nombre était une loi plus puissante que lui[1]. » En se multipliant, nous ne voyons pas pourquoi le créateur serait contraint de rabaisser, de diminuer lui-même cette vie divine qu’il a voulu partager ; nous ne voyons pas pourquoi la fécondité de Dieu ne pourrait être qu’une dégénération.

En tous cas, nous devrions avoir, à défaut d’autres attributs, le maximum de liberté possible : en admettant que nous ne puissions être libres à l’égal de Dieu, notre liberté ne devrait différer de la sienne que par un minimum. Ce minimum, pouvant toujours être diminué, devrait être plus petit que toute différence donnée, que toute quantité donnée ; il devrait être un infiniment petit, pratiquement égal à zéro. Nous en sommes loin, et, si Dieu nous a donné la liberté, il s’en est montré bien avare.

À vrai dire, c’est par abus de langage qu’on suppose en nous une liberté ressemblant à cette liberté idéale qu’on place en Dieu et à laquelle on attribue un prix infini. La liberté que les religions nous laissent, c’est le libre-arbitre, le pouvoir de faire mal ou bien, pouvoir dont l’idée, évidemment, ne convient pas à Dieu. Sans entrer dans l’examen de ce que serait un tel pouvoir et de ce qu’il vaudrait moralement, on peut toujours se demander pourquoi notre libre-arbitre se trouve au milieu de conditions si défavorables, si propres à le faire défaillir. La seule réponse est la théorie classique de l’épreuve. L’épreuve, comme explication du monde, revient à supposer un père exposant ses enfants, pour éprouver leur vertu, à toutes les tentations du vice et du crime, et sachant d’avance que ses enfants succomberont. C’est là une conjecture moralement inadmissible, une conception digne de ces temps lointains où le cœur des pères était plus dur qu’aujourd’hui. De plus, on ne peut guère éprouver que des êtres vraiment conscients, car c’est à eux seuls qu’on peut proposer une alternative morale. Or la conscience réfléchie tient si peu de place dans l’univers ! Pourquoi donc et en vertu de quelle épreuve les minéraux et

  1. M. Fouillée l’a fort bien montré dans ses Systèmes de morale contemporains, où il répond lui-même partiellement à l’hypothèse qu’il avait proposée en passant dans son commentaire de Platon.