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l’irréligion de l’avenir.

par sa grandeur même, comme Louis XIV ; il devient le seul être qui ne puisse se mouvoir sans briser une loi naturelle et qui, conséquemment, soit condamné à un éternel repos ; la moindre de ses interventions étant un miracle, il ne peut user des voies et moyens qu’emploient les autres êtres sans faire preuve d’impuissance et sans déroger : ce Dieu est réduit, pour rester Dieu, ou à demeurer inerte, ou à contredire notre intelligence. Il cesse par cela même de nous paraître aimable, à moins qu’on ne prétende l’aimer précisément pour ce qu’il ne peut pas faire, pour la bonne volonté qu’il ne peut pas nous témoigner, pour les prières qu’il ne peut exaucer. La pitié, tel est le seul sentiment que pourrait exciter en nous un être assez bon pour ne vouloir que le bien et assez impuissant ou assez inactif pour laisser faire tout le mal qui se fait au monde. Nulle misère humaine ne serait comparable à cette misère divine. La souffrance suprême devrait être éprouvée par un Dieu qui, ayant seul la pleine conscience de sa propre infinité, sentirait seul pleinement la réelle distance qui sépare de lui le monde créé : c’est ce Dieu qui, par une vision claire et profonde, pourrait seul aller jusqu’au fond de l’abîme du mal ; c’est lui qui devrait en avoir le vertige éternel.


Ce qu’il y a de plus inacceptable dans la notion traditionnelle de la providence, c’est son caractère d’omnipotence. D’une part, l’omnipotence divine est en contradiction avec l’existence du mal ; d’autre part, elle aboutit logiquement à la possibilité d’une intervention surnaturelle en ce monde, intervention qui devrait être spéciale et non pas seulement générale pour être vraiment bienfaisante. Afin d’échapper à ces inconvénients de l’idée de providence, Stuart Mill a supposé un Être supérieur et divin qui cependant n’aurait pas la toute-puissance. Cet être serait le principe du bien agissant dans l’univers selon des lois naturelles, mais entravé, retardé en son action par ces lois elles-mêmes, qui apportent la souffrance et la mort. Un tel être admis, la religion sera sauvée, semble-t-il, et la morale affermie : la vertu devient alors une sorte de coopération avec ce grand Être inconnu, qui lutte comme nous contrôle mal ; l’homme de bien acquiert le sentiment qu’ « il aide Dieu. » — Ajoutons que Dieu l’aide aussi dans la mesure de ce qu’il peut faire.

L’idée de providence ainsi amendée devient sans doute plus admissible, plus conciliable avec le monde réel et im-