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le théisme. idée de providence.

main sur un rouage du mécanisme universel et contribuer pour sa part à modifier la direction de l’ensemble ; chacun veut imposer une fin aux choses, chacun veut devenir autant qu’il est en lui, providence.

De même que l’individu se sent de plus en plus citoyen de l’État, il se sent de plus en plus citoyen de l’univers, solidaire de tout ce qui s’y passe, cause et effet à l’égard de tous les phénomènes. Il reconnaît qu’il ne peut se désintéresser de rien, que partout autour de lui il peut exercer une action, si minime qu’elle soit, laisser sa marque aux choses. Il constate avec étonnement la puissance de sa volonté intelligente. À mesure que sa raison établit un lien entre les phénomènes, elle les relie par là à lui-même ; il ne se sent plus isolé dans l’univers. Puisque, suivant une pensée célèbre, le centre du monde est dans chaque être, il s’ensuit que, si ce centre était assez conscient de lui-même, s’il voyait aboutir à lui tous les rayons de la sphère infinie et s’entrecroiser en son sein toutes les chaînes des phénomènes, il verrait aussi le champ de sa volonté s’étendre à l’infini, il s’apercevrait que par un côté ou par un autre il a action sur toutes choses : chaque être se sentirait devenir une providence universelle.

Si l’homme n’en est pas là, c’est pourtant vers cet idéal que la marche de l’humanité nous emporte. Une part du gouvernement de la nature est entre nos mains ; une part de la responsabilité des événements qui se passent dans l’univers retombe sur nous. Tandis qu’à l’origine l’homme ne vit guère que l’état de « dépendance » où il se trouvait par rapport au monde, état que les religions antiques symbolisèrent, il constate à présent que, par une réciprocité naturelle, le monde à son tour dépend de lui. La substitution de la providence humaine à l’action omniprésente de la providence divine, apparaît, à ce nouveau point de vue, comme l’une des formules les plus exactes du progrès. La croissante indépendance de l’homme en face des choses aura ainsi comme conséquence une indépendance intérieure croissante, une liberté toujours grandissante d’esprit et de pensée.

L’idée vulgaire de providence spéciale et extérieure, qui, nous l’avons vu, tient de si près à celle d’assujettissement, l’idée même plus raffinée d’une providence transcendante et lointaine, assignant à chaque être sa place déterminée dans le tout, pourra donc s’affaiblir sans que nous y perdions énormément. Un jour nous nous apercevrons que nous sommes plus forts quand nous restons debout, libres et la main dans la main, que lorsque nous nous agenouillons