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le naturalisme matérialiste.

principe que tout est nombrable dans l’univers, c’est-à-dire saisissable d’une manière précise et pouvant s’enfermer dans les cadres d’une intelligence comme la nôtre. La logique veut, au contraire, que la division ou la multiplication restent toujours possibles dans un milieu toujours homogène, comme l’espace, le temps et la quantité, et que, par conséquent, elles aillent toujours plus loin que tel nombre donné. Si le matérialisme, qui se dit « purement scientifique ». n’admet pas que la nature fournisse autant que la pensée conçoit, s’il nie le parallélisme de la pensée et de la nature, il nie par cela même la rationalité de la nature, qui est précisément le principe sur lequel repose toute philosophie ayant la prétention d’être « purement scientifique. » Ceux qui rejettent l’infini aboutissent, en effet, à supposer une sorte de contradiction entre l’activité de la pensée humaine, qui ne peut s’arrêter à aucun point déterminé, et la nature, qui s’arrêterait sans raison à un point déterminé du temps et de l’espace. On peut dire que la notion d’infini s’impose au matérialisme ; or elle est une de ces antinomies nécessaires devant lesquelles aboutit l’intelligence par son exercice même : c’est précisément en nombrant que l’intelligence arrive à se représenter l’innombrable, c’est en épuisant toute quantité donnée qu’elle arrive à se représenter l’inexhaustible, c’est en connaissant toujours davantage qu’elle arrive devant l’inconnaissable : toutes ces idées expriment le point où nous sentons que notre intelligence commence à faiblir, et au delà duquel la vision s’obscurcit, se trahit elle-même. Sous la matière que la pensée conçoit et sous la pensée qui se conçoit, il y a un infini qui les déborde toutes les deux et qui semble le plus profond de la matière même. Ce n’est pas sans raison que les anciens appelaient précisément la matière, conçue en soi et indépendamment de ses formes, l’infini, ἄπειϱον. Le matérialisme nous laisse ainsi, comme les autres systèmes, en présence de ce « mystère dernier » que toutes les religions ont symbolisé dans leurs mythes, que la métaphysique sera toujours obligée de reconnaître et la poésie d’exprimer par des images.

Sur le bord de la mer est une grande montagne toute droite, lancée en l’air comme une flèche : les flots viennent blanchir à ses pieds. Le matin, quand le premier rayon de soleil tombe sur les vieux rochers, ils tressaillent, une voix s’échappe des pierres grises, qui se mêle à celle des vagues bleues : la montagne et la mer causent