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le naturalisme moniste. destinée des mondes.

L’idée décourageante par excellence dans la théorie de l’évolution, c’est celle de la dissolution, qui y semble d’abord invinciblement liée. Depuis Heraclite jusqu’à M. Spencer, les philosophes n’ont jamais séparé ces deux idées. Toute évolution n’aboutit-elle pas nécessairement à la dissolution ? — L’expérience que nous avons des individus et des mondes semble en effet, jusqu’à présent, répondre par l’affirmative. Nous ne connaissons que des mondes qui ont fait ou feront naufrage. Quand le cadavre d’un marin a été jeté à la mer, les compagnons qui l’ont aimé relèvent le point exact de latitude et de longituds où son corps a disparu dans l’uniforme Océan : deux chiffres sur un feuillet de papier sont le seul vestige qui subsiste alors d’une vie humaine. On peut croire qu’un sort analogue est réservé au globe terrestre et à l’humanité entière : ils peuvent un jour sombrer dans l’espace et se dissoudre sous les ondes mouvantes de l’éther ; à ce moment, si de quelque astre voisin et ami on nous a observés, on marquera le point de l’abîme céleste où notre globe a disparu, on relèvera l’ouverture de l’angle que formaient pour des yeux étrangers les rayons partis de notre terre, et cette mesure de l’angle de deux rayons éteints sera l’unique trace laissée par tous les efforts humains dans le monde de la pensée.

Néanmoins, le devoir de la science étant de ne jamais dépasser, pas plus dans ses négations que dans ses affirmations, ce qu’elle peut constater ou démontrer, il importe de ne pas étendre sans preuve à tout l’avenir ce que le passé seul a vérifié.

Jusqu’à présent il n’est pas d’individu, pas de groupe d’individus, pas de monde qui soit arrivé à une pleine conscience de soi, à une connaissance complète de sa vie et des lois de cette vie. Nous ne pouvons donc pas affirmer ni démontrer que la dissolution soit essentiellement et éternellement liée à l’évolution par la loi même de l’être : la loi des lois nous demeure x. Pour la saisir un jour, il faudrait un état de la pensée assez élevé pour se confondre avec cette loi même. On peut d’ailleurs rêver un pareil état : s’il est impossible de prouver son existence, il est encore plus impossible de prouver sa non-existence. Peut-être qu’un jour, si la pleine connaissance de soi, la pleine conscience était réalisée, elle produirait une puissance correspondante assez grande pour arrêter désormais le travail de dissolution à partir du point où elle serait arrivée à l’existence.