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l’irréligion de l’avenir.

que tout n’est pas dit[1]. » — Du moins, ajouterons-nous, il est possible que tout ne soit pas dit. Mais, pour passer ici du possible au probable, il faudra toujours des raisons plus positives, soit de l’ordre moral, soit de l’ordre psychologique : les spéculations métaphysiques, à elles seules, laisseront toujours l’esprit devant un simple problème.


Les théories qui promettent la « vie éternelle, « dont nous venons de parler, se sont montrées dans l’histoire plus ou moins aristocratiques, portées à n’y admettre qu’un petit nombre d’  « élus ». Dans le bouddhisme, le sage seul arrive à l’existence éternelle, tandis que les autres continuent de rouler dans le cercle des temps et dans l’illusion des phénomènes. Pour Spinoza, il n’y a d’éternel dans l’esprit que ce qu’il appelle la « connaissance du troisième genre », l’intuition intellectuelle et l’  « amour intellectuel ». Cette connaissance n’appartient proprement qu’au vrai philosophe. L’intelligence de l’ignorant est toute passive et périssable : « Aussitôt que l’ignorant cesse de pâtir, dit Spinoza, il cesse d’être. » Gœthe inclinait de même à réserver la vie éternelle pour l’aristocratie des esprits.

Cette théorie d’inégalité n’est soutenable que tant qu’elle s’en tient à constater, comme un simple fait, la différence de progrès existant entre les êtres, ainsi que le petit nombre de ceux qui atteignent les sommets de la sagesse. Il n’en va plus de même quand on s’efforce d’ériger ce fait de l’inégalité naturelle ou morale en droit divin, et quand on suppose un Dieu créant et voulant cet ordre de choses. C’est pourtant ce que des théologiens modernes du christianisme ont soutenu, en essayant une interprétation nouvelle des textes sacrés. Selon eux, les bons seuls sont immortels ou, pour mieux dire, immortalisés par Dieu ; la damnation des autres se transforme en un anéantissement complet, dont Dieu leur paraît innocenté. Il y a là, selon nous, une illusion métaphysique. L’hypothèse de l’  « éternité conditionnelle » ne peut s’admettre concurremment avec l’existence d’un créateur ; car, en ce cas, il est toujours impossible d’échapper à cette contradiction d’un être qui aurait créé pour anéantir, qui aurait choisi des êtres pour la mort complète parmi ceux mêmes qu’il a appelés à la vie. L’anéantissement n’est qu’un palliatif de la damnation : c’est la guillotine céleste substituée aux longues tortures

  1. Fiske, The destiny of man, p. 113.